12/04/2022
Le slogan "Kwense moun met moun" dans l'imaginaire collectif des haïtiens en Haïti
Par Ange-Marie Célinat LAZARRE, étudiante en psychologie
Pour les sociologues qui s’inspirent de l’approche du matérialisme dialectique et historique, les sociétés ne sont pas statiques, elles sont marquées par des mouvements : rapports entre les Hommes et leurs environnements ; ces rapports s’inscrivent dans un milieu et une époque. C’est à travers ce rapport complexe que les hommes sont à la fois producteurs et produits de la réalité sociale. Rapport que Susan Bluck Moors appelle double dialectique. Ce qui fait que les sociétés sont dans un perpétuel changement. Ces changements peuvent se faire dans le fond ou dans la forme. Que le changement soit en surface ou en profondeur, il affectera le quotidien dans sa complexité.
Depuis quelques années, on observe des changements dans la société haïtienne. Ces derniers laissent à croire que la réalité n’est plus ce qu’elle était d’un temps à un autre, d’une époque à une autre. En analysant le social et les différents phénomènes qui le produisent ou qu’il produit, des intellectuels parlent souvent de crise d’élite avant-gardiste et de modèle. D’autres parlent de crise intergénérationnelle. Ces transformations se manifestent et s’accompagnent de toute une panoplie de comportements sociaux, économiques, sexuels.
Ces comportements, manifestations observables des changements, ne sont pas sans conséquence sur le présent et l’avenir de la jeunesse aussi bien que de la population d’une façon générale.
En Haïti, à chaque moment on assiste soit à la montée d’un phénomène, soit à une nouvelle variante d’un phénomène déjà en vogue. A l’ère de la cybernétique, les informations vont à la vitesse de la lumière, dès lors que quelque chose est identifiée elle devient virale en un laps de temps à travers les médias, principalement les réseaux sociaux. Il faut aussi préciser que dans bien des cas, la rencontre des cultures influe sur le changement. Ainsi, des phénomènes comme tizonnay, madan papa, zokiki ont toujours existés mais ne sont pas représentés de la même manière. Le présent travail consiste à présenter et analyser la représentation du discours « kwense moun met moun » chez les adolescents et les jeunes adultes de la population haïtienne.
Dès 2014, on constate un essor considérable des réseaux sociaux en Haïti. Le consumérisme de la donne économique mondiale s’est aussi imposé dans la sphère des nouveaux moyens de l’information et de la communication. Ce qui a donné lieu une augmentation significative des utilisateurs d’internet en général et des Smartphones en particulier. Dans le contexte de la postmodernité, caractérisé par ce consumérisme et l’exhibitionnisme, les individus consomment les discours de masses et s’identifient à ces discours à travers les réseaux sociaux. Les adolescents et les jeunes adultes sont les catégories psychosociales de la population les plus touchées. Les individus sont plus ouverts aux rencontres et échanges virtuels. Une nouvelle perception des relations de couple s’impose. L’évolution de ces relations donne naissance à une multitude de phénomènes émergeant en corrélation avec des slogans comme : « ou t ap ri m, madan papa, w ap zòzò, mwen manje ti fanm nan, mwen kraze manzè ». L’émergence de ces discours s’explique à partir des nouvelles représentations des individus baignant dans la dynamique du social.
Dans la culture haïtienne, les slogans occupent une place importante par rapport à leur dimension symbolique. À partir de ces derniers, la population s’inspire de leur quotidien pour dégager leurs compréhensions de ces phénomènes. Souvent beaucoup de ces slogans mettent l’accent surtout sur la sexualité. D’où depuis l’année 2021, à travers les masses medias un discours de masse bat son plein : « kwense moun met moun ».
Le slogan « kwense moun met moun » et la précarité du quotidien en Haïti.
Tout d’abord, ce slogan a un sens littéral. Il concerne avant tout la façon que s’organise le transport en commun dans le pays. En Haïti, le transport public est géré par le secteur privé des affaires. Dans le souci d’accumuler plus de profit, les chauffeurs ont tendance à encombrer les passagers, c’est-à-dire à transporter plus de passagers que la quantité de sièges disponibles dans la voiture, en négligeant le confort de ces derniers. Ce phénomène ne diffère en rien de l’organisation des relations de pairs dans le pays.
Toutefois, ce slogan ne se résume pas à son sens littéral à savoir seulement les transports en commun. Ce qui va lui donner une dimension symbolique. La monogamie était considérée comme normale. Ceci ne concernait pas seulement les personnes mariées mais aussi toutes autres personnes (adolescent, jeunes, etc.) en relation de couple. Avec l’émergence des masses medias, on assiste à une vulgarisation de la question de polygamie et de la polyamourosité. Ainsi à travers les musiques de masse promouvant la sexualité particulièrement à travers le « raboday », le slogan « kwense moun met moun » devient virale. Il y a une sorte d’analogie entre le transport en commun et les relations de couple. Si jadis, les relations de couples concernaient seulement deux personnes, aujourd’hui ceci n’est plus de mise. Il faut remarquer qu’on a comparé les relations de couple avec le transport public. Tout d’abord, un transport est de courte durée. Par analogie, ces nouvelles relations le sont-elles aussi. De plus, mettons l’accent sur l’aspect public. Les relations débordent le cadre de l’intimité. Si autrefois, celles-ci ne concernaient que les partenaires, à la rigueur les proches (amis intimes), de nos jours les individus n’ont de problème pour exposer ce qui se passe dans leur relation sentimentale publiquement, particulièrement à travers les réseaux sociaux.
Le slogan « kwense moun met moun » comme produit de la cassure des liens sociaux : l’expression de l’individualisme
Ce slogan à un sens symbolique très significatif. Celui-ci est analogue à la maximisation de profit que le secteur privé recherche dans le transport en commun. Le chauffeur ne voit que ses intérêts personnels (économique) au détriment du confort des passagers. Ce qui pourrait s’expliquer par l’émergence de l’individualisme, dû aux cassures des liens sociaux. Ainsi, on attribue cette pratique à une catégorie cible les personnes nées à partir de l’an 2000 particulièrement les jeunes filles. Ces discours sexistes prennent de plus en plus leur place dans l’imaginaire haïtien. Les réseaux sociaux jouent un rôle important dans la propagation de ces discours.
Depuis de nombreuses années, l’augmentation de la violence et l’instabilité politique continuent à entraver le développement économique en Haïti. Selon les indices du développement humain, notre pays est classe 170 sur 189 pays en 2020. La pandémie covid-19 a anéantie l’économie qui était déjà faible. Même avant la pandémie, l’économie se contractait et faisait face à d’importants déséquilibres budgétaires. Apres une contraction de 1,7% en 2019, le PIB s’est contracté de 3,8% en 2020. Selon l’indice du capital humain, un enfant né dans le pays aujourd’hui ne deviendra que 45% aussi productif qu’il pourrait l’être s’il avait bénéficié d’une éducation et d’une sante complètes.
Avec la massification de la communication numérique, particulièrement les réseaux sociaux, les individus ont plus facilement accès avec les scènes sexuelles, les jeunes communiquent de moins en moins sur les sujets intimes à leurs parents ou leurs mentors au détriment de leurs pairs. Ce qui fait de la sexualité un sujet qui déborde le cadre de l’intimité ou du moins il y a une redéfinition de la notion d’intimité. Ainsi dans les réseaux sociaux des adolescents et des jeunes adultes, ce slogan occupe une place de plus en plus pertinente. Ce qui nous a donné une première préoccupation : peut-être que le corps était perçu comme quelque chose de sacré ou une chose dont on devrait avoir honte dont cette conception n’est plus. Tenant compte de ces différentes préoccupations, quelle perception que les individus ont du slogan « kwense moun met moun » ? Peut-on dire que la perception est la même a toutes les tranches d’âge ?
A chaque période, des slogans émergent dans la société haïtienne. Durant cette dernière décennie, les réseaux sociaux ont facilités leurs vulgarisations et leurs massifications. Ces derniers affectent la société à différent niveau. Ces affectes touchent particulièrement les plans social, politique, économique et moral. Grace à la vulgarisation de ces slogans, des tas de phénomènes font leurs émergences. D’où le phénomène « kwense moun met moun » trouve sa place au sein de la réalité et de l’imaginaire haïtien.
Le phénomène « kwese moun met moun » comme discours dominant actuellement devient de plus en plus pratique dans notre société. Beaucoup de débats se font dans les sphères médiatiques. D’où notre préoccupation de savoir comment les individus se représentent le slogan « kwense moun met moun ».
Réseaux sociaux, exhibitionnisme et quête d’identité
Au préambule, les réseaux sociaux furent des espaces sociaux virtuels qui permettent aux individus de communiquer à distance. Selon Belfiore, les réseaux sociaux « [permettent] de regrouper diverses personnes afin de créer un échange sur un sujet particulier ou non. En quelque sorte, le réseau social trouve ses origines dans les forums, groupes de discussion et salons de chat introduits dès les premières heures d'Internet. »
Il continue en remarquant qu’avant l'avènement de l'ère du web, le terme « réseau social » désignait principalement un groupe de personnes ayant une affinité ou un intérêt commun. Ce que l'on appelle également un cercle social. Pour définir les plateformes comme Facebook, Twitter et WhatsApp on parle plutôt de médias sociaux.
Il existe de nombreux médias sociaux. Ils se distinguent surtout par leurs fonctionnalités, le profil des utilisateurs et le but recherché (par exemple publier ses créations artistiques, retrouver ses amis d'enfance ou capter un maximum d'audience).
Notre attention s’est particulièrement portée sur cette dernière remarque. Les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans la construction de l’identité. Non seulement il y a une certaine socialisation qui s’effectue à travers eux, mais plus encore, les individus qui les utilisent cherchent à avoir le maximum d’audience possible. Ainsi, il s’identifie à des discours pouvant leur permettre d’augmenter leur audience et leur visibilité à travers les réseaux sociaux. Pour eux, ils sont ce qu’ils publient.
Cette observation nous a permis de comprendre que les réseaux sociaux ont permis de plus en plus l’émergence de ce slogan autant que d’autres différents discours qui allant dans le même sens y véhiculent. Les discours dominant participent dans la socialisation qui s’effectue à travers les réseaux sociaux. Et la qualité de cette socialisation se diffère nettement de celle offerte le plus souvent par les parents, d’où un manque de contrôle (laxisme parental) sur les enfants et les adolescents. En tant que discours dominant, les individus s’identifient avec.
En guise de conclusion, le slogan « kwense moun met moun » a un sens littéral et un symbolique dans l’imaginaire haïtien. Cette pratique a surtout émergé avec la montée des réseaux sociaux dans les années 2014 et 2015 dans le pays et de la précarité. Les causes de son émergence sont diverses car il tient compte tant des facteurs économiques que sociaux. La démission parentale est également l’une des causes profondes .La banalisation de la question de fidélité est le pilier de base de cette mutation. La précarité est un élément extrêmement important dans la compréhension du slogan. La polygamie et la polyandrie deviennent de plus en plus fréquentes dans la société haïtienne. Autrefois, ces modes de rapports n’étaient pas autant exposés qu’aujourd’hui. Les réseaux sociaux jouent un rôle important dans la vulgarisation et l’acceptation de ces rapports. De jours en jours ces relations prennent le largement et ont beaucoup plus de légitimité dans notre communauté.
Bibliographie
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