09/03/2022
Cheikh Ahmadou Bamba: ses origines, sa rencontre avec Lat Dior et sa résistance coloniale
De son patronyme BA, comme les Peulhs Dényankobé, les ascendants de Cheikh Ahmadou Bamba sont des Foutankais, même s’il est lui-même de culture Ouolof. Cheikh Ahmadou Bamba, en raison de ses origines peules, a un lien de parenté avec El Hadji Malick SY et El Hadji Omar Foutiyou TALL. «La tradition conserve le souvenir d’une lointaine ascendance : à la quatrième génération, l’aïeul portait le nom d’honneur de BA qui dénote des origines de Peuls noirs. Bien entendu ce fut un Toucouleur Wolofisé, fixé, marié, naturalisé en pays Ouolof» dit Vincent MONTEIL. «Le quatrième ascendant d’Ahmadou Bamba était un Toucouleur et originaire du Fouta. C’est lui le premier qui vient s’établir en pays Ouolof, s’y maria avec une femme du pays et adopta les mœurs et usages du pays» écrit Paul MARTY, un contemporain de Cheikh Ahmadou Bamba. Sa mère, Mariame Diarra Bousso LY (1833-1866), une peule originaire de Golléré, dans le département de Podor, est décédée à Porokane, dans le Nioro du Rip, dans la région de Kaolack, dans le fief de Maba Diakhou BA. D’une piété incommensurable, surnommée «Jâratu-I-Lah», la «Voisine de Dieu», les Mourides lui vouent un grand culte : «Celui qui, ayant acquis le savoir, ne s’emploie pas à conformer ses comportements et conduites à ses connaissances, est comparable à un âne qui ploie sous le faix d’un lourd chargement de livres savants et qui, bien entendu, ne saurait profiter de tant de sciences» écrit Bamba. Aussi, un pèlerinage annuel des Mourides est dédié à Diarra Bousso LY. Ce sont des marabouts Toucouleurs, issus de la famille de sa mère, qui ont donné une éducation religieuse à Cheikh Ahmadou : Mohamadou Bousso et Samba KA. Cheikh Bamba a eu également une grande proximité avec Cheikh Sidya, un marabout mauritanien.
Le patronyme «M’Backé» est, en fait, tiré du nom village fondé par ses ancêtres dans le Baol en 1802, dans une parcelle de terre donnée à Maharam, par le 2ème Damel du Cayor, Amary N’Goné Sobel FALL. Le grand-père de Cheikh Ahmadou Bamba, Balla M’Backé, fonda à la fin du XVIIIème siècle le village de M’Backé. C’est là que naquit son fils, Momar Anta Saly qui fit ses études avec un grand marabout nommé Ahmadou Bamba. C’est pour cela que Momar donna le nom d’Ahmadou Bamba, à son deuxième fils né vers 1852, qui deviendra le guide des Mourides ; Oumar BA, archiviste et Serigne Sam M’BAYE, traducteur des «Itinéraires du Paradis», situent sa naissance en 1855. Ahmadou Bamba porte le prénom d’un ami de son père, Amadou SALL, un marabout peul qui aurait instruit Momar Anta Sally. Par conséquent, Bamba est né sous Auguste Léopold PROTET, gouverneur du Sénégal de 1850 à 1854. Le jeune Bamba, pétri de pudeur, de chasteté et piété familiale, est d’abord confié à son oncle Mouhamadou BOUSSO et à Samba Toucouleur KA, pour son initiation au Coran. Tafsir M’Backé reprendra, par la suite, le relais. Dans ce monde peul de son enfance, Bamba est constamment en lutte contre les vices comme la jalousie, l’orgueil, l’avidité et l’égoïsme, il prêchait, par la parole et les actes, l’humilité, l’esprit de sacrifice, la solidarité, la générosité et le dépassement de soi. Grand humaniste, animé d’une grande compassion, Cheikh Ahmadou Bamba recherchait en permanence, dans son combat contre le colon, tout ce qui élevait la dignité de l’homme sénégalais. Il «était brave, mais il ne précipitait rien sur un excès de colère ou fanatisme, et ne s’enorgueillissait pas. Loin de l’abaissement et de l’avilissement, il ignorait la peur, la frayeur et la petitesse d’âme» écrit Serigne M’Backé Bassirou, un de ses biographes.
Au cours des invasions de Maba Diakhou BA (1809-1867), un disciple de El Hadji Omar TALL, la région du Baol fut dévastée, le grand-père, Balla M’Backé fut tué et son père Momar Anta Saly fut déporté au Saloum, à Prokhane. Momar Anta Saly, pour assurer sa survie, donne des enseignements coraniques et devient le percepteur des enfants de Maba Diakhou BA, dont Saër Maty, et assure les fonctions de Cadi. C’est là, vers 1865 que le jeune Ahmadou Bamba fit la connaissance du Damel du Cayor, Lat-Dior, qui maria sa sœur Thioro DIOP à Momar Anta Saly. Dans son Jihad, Maba Diakhou avait accueilli Lat-Dior DIOP, l’a converti à l’Islam en 1864, et a refusé de le remettre aux autorités coloniales. Mais avec la duplicité du Bour du Sine, Coumba N’Doffène DIOUF, Maba Diakkou fut tué à Somb, le 18 juillet 1867. N’ayant plus de protecteur, Lat-Dior avec sa soumission au colonisateur fut réintégré comme Damel du Cayor en 1871 et la famille de Cheikh Ahmadou le suivi. Le père Bamba devait mourir dans le Cayor en 1882, à M’Backé Cayor. Bamba refusa le poste de Cadi c'est-à-dire chef du service judiciaire du Cayor en disant : «j'ai honte que les anges me voient porter mes pas auprès d'un roi autre qu'Allah». En effet, Cheikh Bamba refusant de se placer sous la protection de Lat-Dior : «Ils m’ont dit réfugies-toi auprès des Sultans tu auras des cadeaux enrichissants en permanence ; j’ai dit : «Je me réfugie auprès de mon Seigneur, me suffis de Lui et ne me satisfais que du savoir et de la religion» dit-il. Cette conduite irréprochable vis-à-vis des détenteurs du pouvoir temporel lui attira l'affection de beaucoup d'éléments de la population.
Samba Laobé FALL et Lat-Dior DIOP seront vaincus définitivement par le colonisateur en octobre 1886 et le Cayor démembré ; ce qui oblige Ahmadou Bamba à revenir s’installer à M’Backé dans le Baol, un village fondé par son grand-père. Ahmadou Bamba va lui-même ériger un nouveau village du nom de Touba. Mais à cette époque, le Baol est une province livrée à l’anarchie et au désordre, en raison de son chef, Thieyacine FALL. Les chefs du parti Tiéddo furent mis à mort ; Tanor Gogne DIENG, un ami et protecteur de Cheikh Ahmadou Bamba, devient le Tègne du Baol de 1890 à 1894. Cheikh Ahmadou Bamba entretient toujours des relations cordiales, avec Saër Maty, le fils de Maba Diakhou BA, qui voulait continuer la guerre sainte de son père, avec l’appui des Anglais, installés en Gambie. A partir de fin 1888, le colonisateur commence à s’inquiéter des activités de Cheikh Ahmadou et le surveille de très près. «L’installation de Serigne à distance égale des deux fleuves Sénégal et Gambie, pouvait devenir, très facilement, le centre d’un groupement hostile à notre influence» écrit Paul MARTRY, dans son rapport. Le gouverneur, Clément THOMAS, en 1889, demande à Bamba, de «prêcher le calme à ses adeptes». En effet, Bamba a créée sa voie du Mouridisme «Quiconque m’accompagne pour la seule et simple raison de s’instruire, peut désormais chercher ailleurs, mais quiconque partage mon ambition et ma volonté peut me suivre dans la nouvelle Voie que j’ai tracée».
C – Cheikh Ahmadou Bamba a organisé une résistance passive
En 1895, avec la mort du Tègne du Baol, Tanor DIENG, la dislocation de cette province désormais sous administration directe du colonisateur, Alboury N’DIAYE, le Bourba du Djolof étant malade, faible et déconsidéré, Cheikh Ahmadou Bamba fonda un nouveau village, dans le canton de Bakkal, dans le Djolof, avec 500 de ses talibés qu’il appela Touba (Djolof). Aussitôt, ses anciens amis, les soldats de Lat-Dior et du Bourba Alboury, les déserteurs, les chefs révoqués, les Peulhs fanatisés affluent auprès de Bamba. En mai 1895, Samba Laobé FALL, le Damel du Cayor, déclare sa conversion au mouridisme. Les populations rechignent à payer l’impôt au colonisateur français. Cheikh Ahmadou, qui s’est rapproché des Tidjanes, censés être des Jihadistes, comme Maba Diakhou, Bamba est arrêté le 10 août 1895. Condamné à l’internement politique par décision du 5 septembre 1895, Cheikh Ahmadou Bamba fut déporté de 1895 à 1902, à la forêt inhospitalière de Mayumba, au Gabon. «Si l’on n’a pas pu relever contre Amadou Bamba aucun fait de prédication de guerre sainte bien évident, son attitude, ses agissements, surtout ceux de ses principaux élèves sont de tous points suspects» dit le Conseil privé qui «après avoir entendu la lecture des rapports de Messieurs Merlin et Leclerc et fait comparaitre Ahmadou Bamba a été d'avis, à l'unanimité, qu'il y avait lieu de l'interner au Gabon, jusqu'à ce que l'agitation causée par ses enseignements soit oubliée au Sénégal», séance du 5 septembre 1895. Le Directeur des Affaires politiques considère que l’ambition d’Amadou Bamba était de devenir, par personne interposée, le véritable chef du Baol, puis du Djolof. «Ahmadou Bamba nous a échappés en 1892 en protestant de ses bonnes intentions mais en réalité comme tous les chefs musulmans c’est un djihadiste et cette fois-ci il ne faut pas qu’il nous échappe, il faut qu’on s’empare de lui et qu’on règle son problème définitivement» dit LECLERC. Lors de ce procès, Cheikh Ahmadou Bamba fit une prière de deux rakkas dans le bureau du Gouverneur avant d'adresser la parole au Conseil pour lui signifier sa ferme intention de ne se soumettre qu'à Dieu. Par cette prière symbolique et cette prise de position téméraire devant le colonisateur, Cheikh Ahmadou Bamba venait de commencer sa résistance passive.
Cheikh Ahmadou Bamba voit dans son exil, une volonté de Dieu en vue de réaliser une mission qui lui est assignée : «Le motif de mon départ (en exil), est la volonté que Allah a eu d’élever mon rang et de faire de moi l’intercesseur des miens et le Serviteur du Prophète». Le colonisateur pensait, avec l’éloignement de Cheikh Ahmadou Bamba, son influence sur les populations allait disparaître. Cheikh Ahmadou Bamba embarqua pour le Gabon le samedi 21 septembre 1895 à bord du paquebot «Ville de Pernambouc» sur lequel il aura à affronter d’autres épreuves dont : l’hostilité affichée de l’équipage, la ruée d’un taureau déchaîné vers sa sainte personne et dont il fut miraculeusement préservé. Il sera contraint, suivant la tradition orale, de faire la prière sur la mer. «Ils m’ont jeté sur la mer par refus de la volonté divine et par haine, Le Généreux m’y a incontestablement comblé de grâce. Ils ont voulu m’humilier en me jetant sur la mer, heureusement que mon Seigneur a dompté pour moi la houleuse des mers» écrit Cheikh Ahmadou Bamba, dans son autobiographie.
Durant son exil au Gabon, Cheikh Ahmadou Bamba a rencontré de nombreuses personnalités dont Blaise DIAGNE (1872-1934), alors fonctionnaire des douanes. Blaise DIAGNE lui demande de prier afin que l’homme noir puisse recouvrer, un jour, sa liberté et sa dignité. Bamba s’investira dans la campagne victorieuse de 1914 de Blaise DIAGNE ; c’est la première fois qu’un Africain noir est élu député du Sénégal à l’Assemblée nationale française. Son frère et disciple Mame Cheikh Anta M’Backé a entrepris un périlleux voyage au Gabon pour lui rendre visite. Cheikh Ahmadou Bamba a entretenu une importante correspondance avec le résistant guinéen, Samory TOURE (1830-1902), déporté également à Noja au Gabon de 1899 au 2 juin 1900, date de sa mort. Lorsqu’il apprit la nouvelle, Cheikh Ahmadou Bamba effectua la prière des morts à son intention depuis Lambaréné. Il retrouva l’ex-Bourba du Djolof qui l’avait soutenu, Samba Laobé Peinda N’DIAYE, exilé au Gabon pour 5 mois. La décision d’exil de Cheikh Ahmadou Bamba était censée définitive et perpétuelle, mais plusieurs faits joueront en sa faveur. Ainsi, Cheikh Sidia est intervenu en sa faveur auprès du colon. Cheikh Ibrahima FALL (1855-1930) réussit à convaincre le député du Sénégal, François CARPOT (1862-1936, député du Sénégal de 1902 à 1914) de l’innocence de Cheikh Ahmadou Bamba. Celui-ci s’engagea à réhabiliter Cheikh Bamba après son élection. Il est vrai aussi que depuis le départ de Bamba, avec la révolte des talibés, la production arachidière avait drastiquement baissé ; ce qui mettait en péril les affaires de la bourgeoisie saint-louisienne. L’exil de Bamba a eu un effet non escompté pour les colons, à son retour en novembre 1902 au Sénégal, il est auréolé de grâce et de sainteté, les talibés accourent de partout, des dons énormes lui sont versés. En mai 1903, convoqué respectivement par le commandant du cercle de Thiès et par le gouverneur à Saint-Louis, Cheikh Ahmadou Bamba refusa d’y déférer : «Je vous fais savoir que je suis le captif de Dieu, et ne reconnaît pas d’autres autorités que lui» dit-il aux colons.
Sur instigation de l’administrateur, Allys, et avec la complicité du Bour Sine, Cheikh Ahmadou Bamba BA est arrêté à nouveau le 13 juin 1903 et déporté en Mauritanie dans l’une des Zaouia de Cheikh Sidya, un de ses amis, à Souet El Ma. Cependant, les talibés continuèrent de le suivre, même en Mauritanie et veulent organiser une violente révolte. Cheikh Ahmadou Bamba s’y oppose en ces termes : «Je n’espère le soutien d’aucun ami, ni ne crains l’agression d’un ennemi, je me suis entièrement soumis à Dieu». En avril 1907, le Commissaire du gouvernement général en Mauritanie, ayant fait remarquer l’attitude correcte de Bamba depuis 4 ans et sa conduite irréprochable, demanda et obtint son retour au Sénégal. En avril 1907, Bamba est assigné à résidence à Thiéyène (Diolof, Louga). Un domaine de 4 km2 lui est concédé, pour son installation, celle de sa famille et leur culture. Mais cet endroit isolé échappe en fait à la surveillance du colonisateur et les visites des talibés ainsi que leurs dons n’ont fait que doubler. C’est pour cela que le colonisateur fixa une nouvelle résidence à Diourbel à partir du 16 janvier 1912. Sur son chemin les talibés scandaient «Notre Allah revient». A Diourbel, Bamba est soumis au départ à un régime sévère : «Amadou Bamba paraît avoir renoncé à retourner dans son village, M’Backé. La surveillance étroite à laquelle il était soumis était, dans la réalité peu efficace, mais avait, par contre, des côtés vexatoires qui, joint au caractère provisoire des paillotes qu’il habitait» note le rapport général du gouverneur de 1913. Les conditions de surveillance ont été par la suite assouplies : «Un libre accès auprès de lui a été accordé à tous ; notre surveillance s’est faite discrète ; ce qui ne l’empêche pas de s’exercer. En même temps, un vaste emplacement limitrophe de l’escale de Diourbel a été affecté au Serigne. Il s’y est fait construire une maison en pierres». Contrairement à ses héritiers, Cheikh Ahmadou Bamba a toujours refusé le luxe et le superflu. Ainsi, il ne demandait qu’une chose au gouverneur : des terrains et des habitations pour ses cultures ; il n’avait pas besoin, en ce bas monde, de larges emplacements, non essentiels.
Source: amadou bal blog médiapart