14/07/2022
Analyse / Les causes profondes de la guerre en Ukraine
En 1999, la Serbie est bombardĂ©e par lâOTAN en violant le droit international. En 2004 a lieu la deuxiĂšme vague dâextension de lâOTAN Ă lâEst, qui coĂŻncide avec les rĂ©volutions de couleur destinĂ©es Ă isoler la Russie de ses proches voisins (GĂ©orgie 2003, Ukraine 2004, Kirghizstan 2005). En 2008 Ă Bucarest, lâOTAN invite lâUkraine et la GĂ©orgie Ă la rejoindre avant de donner son feu vert Ă Saakachvili pour attaquer lâOssĂ©tie du Sud dans la nuit du 8 aoĂ»t. En 2014, la rĂ©volte de Maidan est transformĂ©e en putsch avec lâaide de milices nĂ©onazies qui tirent sur des policiers et font accuser le gouvernement lĂ©gitime avant de le renverser avec le soutien de la SecrĂ©taire dâEtat amĂ©ricaine adjointe Victoria «F**k the EU» Nuland, qui installe un nouveau rĂ©gime Ă la solde des Etats-Unis avec Arseni Iatseniouk puis Petro Poroshenko. On trouvera les dĂ©tails de la stratĂ©gie de lâOTAN et les preuves du coup dâEtat de fĂ©vrier 2014 sur la vidĂ©o «Watch: Mearsheimer and McGovern on Ukraine», Consortium News, March 6, 2002.
Le lendemain du coup dâEtat, la langue russe est interdite et lâukrainien devient langue obligatoire dans les administrations, les magasins, etc. Ce qui provoque lâannexion de la CrimĂ©e et le soulĂšvement du Donbass. Depuis lors, lâarmĂ©e ukrainienne et les bataillons dâextrĂȘme-droite qui ont gangrenĂ© lâadministration ukrainienne Ă tous les niveaux (voir Ă ce sujet lâexcellente synthĂšse dâAlex Rubinstein and Max Blumenthal, How Zelensky made Peace With Neo-Nazis, Consortium News, March 4, 2022) assiĂšgent le Donbass au prix de milliers de morts essentiellement russophones (14'000 morts au total).
Depuis 2015, lâessentiel de lâarmĂ©e ukrainienne et des bataillons nĂ©onazis Azov, Aidar et Pravy Sektor sont massĂ©s dans le Donbass, faisant craindre un assaut en rĂšgle Ă tout moment, ainsi que dans les villes stratĂ©giques dâOdessa, Marioupol et Kharkiv (dâoĂč la rĂ©sistance de ces villes face Ă lâarmĂ©e russe, les bataillons nĂ©onazis refusant de relĂącher les civils et sâen servant comme boucliers humains). Cette stratĂ©gie du cheval de Troie ukrainien a Ă©tĂ© officiellement confirmĂ©e en 2019 avec le rapport de la Rand Corporation (une Ă©manation du Pentagone) qui a, trente ans aprĂšs la fin de la guerre froide, Ă nouveau dĂ©signĂ© la Russie comme lâennemi stratĂ©gique principal des Etats-Unis et Ă©valuĂ© le coĂ»t/bĂ©nĂ©fice des diffĂ©rentes options amĂ©ricaines Ă ce sujet (Overstanding and Unbalancing Russia. Assessing the Impact of Cost-Imposing Options).
En 2020, lâescalade des tensions est freinĂ©e par le Covid et la campagne Ă©lectorale amĂ©ricaine. Puis les Ă©vĂ©nements sâemballent en 2021 avec lâentrĂ©e en fonction de Joe Biden, qui a jouĂ© un rĂŽle essentiel avec John McCain dans le putsch de Maidan, et dont le fils Hunter a faite de juteuses affaires Ă Kiev pendant lâĂšre Poroshenko. Une spirale infernale sâamorce:
17 mars 2021: Biden traite le président Poutine de tueur.
18/19 mars 2021: Blinken et Sullivan essaient de dissuader les Chinois de sâallier avec la Russie.
24 mars 2021: Zelensky affirme quâil va reprendre la CrimĂ©e et le Donbass.
25 mars: la Russie commence Ă rassembler des troupes prĂšs de la frontiĂšre ukrainienne.
13 avril: Biden rappelle ses navires de guerre en mer Noire et appelle Poutine pour proposer un sommet Ă GenĂšve.
16 juin: sommet Biden-Poutine à GenÚve, sans résultat.
15 dĂ©cembre: Poutine et Xi Jinping affirment que leur alliance va au-delĂ dâune alliance. Le mĂȘme jour, la Russie propose deux traitĂ©s de paix aux Etats-Unis et exige une rĂ©ponse Ă©crite (pour Ă©viter de tomber dans le piĂšge des engagements oraux donnĂ©s Ă Gorbatchev en 1991). Des drones ukrainiens sont tirĂ©s sur les populations civiles du Donbass et prĂšs de la CrimĂ©e. Les Russes massent leurs troupes.
4 fĂ©vrier: Poutine et Xi Jinping affirment que leur amitiĂ© nâa pas de limites et quâil nây a aucune zone de coopĂ©ration interdite entre la Chine et la Russie.
7-12 fĂ©vrier: les mĂ©diations française et allemande Ă©chouent car ni Macron ni Scholz ne veulent/ne peuvent convaincre Zelensky dâappliquer les accords de Minsk, derniĂšre chance pour la paix.
24 février: les Russes lancent leurs opérations militaires en Ukraine pour «dénazifier, démilitariser et neutraliser» le pays.
Mais la protection du Donbass et la neutralisation de lâUkraine ne sont que les plus visibles des causes du conflit. La seconde sĂ©rie de causes, et qui est de loin la plus importante, tient Ă lâĂ©quilibre des forces stratĂ©giques et Ă la doctrine de la destruction mutuelle assurĂ©e en cas dâattaque nuclĂ©aire. Cet Ă©quilibre de la terreur se serait trouvĂ© de facto biaisĂ© en faveur de lâOccident en cas de militarisation ou dâadhĂ©sion de lâUkraine Ă lâOTAN. En effet, une fois lâUkraine tombĂ©e dans lâorbite militaire occidentale, lâOTAN y aurait installĂ© ses armes nuclĂ©aires comme en Pologne et en Roumanie, plaçant Moscou Ă cinq minutes de la destruction totale et lâempĂȘchant du mĂȘme coup de riposter par un feu nuclĂ©aire Ă©quivalent et susceptible dâanĂ©antir en retour lâEurope et les Etats-Unis.
Ce scĂ©nario aurait ruinĂ© lâindĂ©pendance et la souverainetĂ© de la Russie. Tout comme lâinstallation de fusĂ©es nuclĂ©aires russes Ă Cuba ou au Mexique rĂ©duirait Ă nĂ©ant la capacitĂ© des Etats-Unis Ă se dĂ©fendre et les obligerait Ă se soumettre Ă la volontĂ© de Moscou. La Russie ne bĂ©nĂ©ficiant pas dâun systĂšme dâalerte avancĂ© comme les Etats-Unis, elle est en effet particuliĂšrement exposĂ©e. Et elle se sent dâautant plus menacĂ©e que les Etats-Unis ont unilatĂ©ralement dĂ©noncĂ© des traitĂ©s nuclĂ©aires INF (2019) et Open Sky (2020) qui garantissaient une certaine sĂ©curitĂ© et maintenaient un dialogue stratĂ©gique. Dans ces conditions, lâĂ©tablissement dâune zone tampon entre la Russie et les missiles nuclĂ©aires amĂ©ricains en Europe - soit lâUkraine et la GĂ©orgie en lâoccurrence - devenait une question existentielle pour les Russes.
Cette cause, qui nâest jamais expliquĂ©e dans les mĂ©dias et par les politiques occidentaux parce quâelle mettrait en lumiĂšre leur agressivitĂ© et leur volontĂ© dâhĂ©gĂ©monie, a Ă©tĂ© le facteur dĂ©clenchant de la guerre. Elle explique aussi pourquoi des puissances telles que la Chine, lâInde et mĂȘme le Pakistan restent neutres, voire favorables Ă Moscou. Pour la Chine, lâenjeu est trĂšs clair. Si lâUkraine tombe en mains occidentales et que la Russie est affaiblie, voire perd cette guerre, la Chine sait quâelle nâa aucune illusion Ă se faire: elle sera la prochaine sur la liste. Et sans alliĂ© russe, PĂ©kin serait en trĂšs mauvaise posture car il se trouverait encerclĂ© de tous cĂŽtĂ©s. On comprend aussi mieux pourquoi Taiwan est dâune importance si vitale pour la Chine...
Quant Ă lâInde, avec son milliard et demi dâhabitants et qui ne dispose mĂȘme pas dâun siĂšge permanent au Conseil de sĂ©curitĂ© alors que la France et la Grande-Bretagne en ont deux avec dix fois moins de citoyens, elle ne peut se rĂ©soudre Ă se laisser marginaliser par une victoire totale de lâOccident. Le non-alignement est une affaire dâhonneur et de survie gĂ©opolitique pour elle.
Vue sous cet angle, la bataille pour lâUkraine prend une autre dimension. Il ne sâagit rien moins que dâune guerre pour la suprĂ©matie mondiale, les uns cherchant Ă restaurer leur hĂ©gĂ©monie complĂšte tout en vassalisant lâEurope, tandis que les autres luttent pour un monde multipolaire. Une nouvelle version de la lutte plurisĂ©culaire du monde des Blancs contre la coalition des Noirs, des ColorĂ©s et des Jaunes. VoilĂ qui expliquerait pourquoi les 40 pays asiatiques, africains et latino-amĂ©ricains qui ont soutenu ou se sont abstenus de sanctionner la Russie lors du vote des Nations Unies, et qui reprĂ©sentent 4,5 milliards dâĂȘtres humains, regardent le spectacle de loin et avec le secret espoir que la Russie gagne son bras de fer. Ils connaissent le goĂ»t des bombes, des assassinats et des dictatures imposĂ©es de lâextĂ©rieur. Ils ont appris Ă connaitre la rapacitĂ©, la cupiditĂ© et le cynisme dâun Occident qui les opprime depuis des siĂšcles au nom de la civilisation, de la dĂ©mocratie et des droits de lâHomme mais qui fait tout le contraire quand ses intĂ©rĂȘts sont en jeu.
Ils savent que ce qui les attend, câest un siĂšcle de nĂ©ocolonialisme sous prĂ©texte de lutte pour la libertĂ©. Ils ont vu comment lâEurope, qui se gargarise dâhumanisme, a accueilli Ă bras ouverts les Ukrainiens «blancs, chrĂ©tiens et vĂȘtus des mĂȘmes habits que nous» en leur offrant des billets de train gratuits, et fermĂ© ses portes aux Ă©tudiants nigĂ©rians, indiens, pakistanais, chinois, afghans, syriens qui cherchaient Ă fuir les combats (voir Ă ce sujet la tribune du philosophe slovĂšne Slavoj Zizek, lâUkraine et la TroisiĂšme Guerre mondiale, LâObs, 1er mars 2022). Ils ont vu se noyer les Africains en MĂ©diterranĂ©e alors quâon se barricadait contre eux. Ils ont vu comment les EuropĂ©ens, qui leur donnaient des leçons de pacifisme et dâĂ©cologie, nâhĂ©sitaient pas Ă trahir leurs engagements pour rĂ©armer lâAllemagne Ă coups de dizaines de milliards dâeuros, livrer des tonnes dâarmes Ă lâUkraine et acheter du gaz de schiste et du pĂ©trole de fracking amĂ©ricain alors quâils les vilipendaient quelques mois plus tĂŽt. Ils regardent avec attention les nouveaux Gauleiter de la puretĂ© culturelle et de la morale inclusive europĂ©enne bannir les musiciens, Ă©crivains et interprĂštes, les Tchaikovsky, Dostoievsky, Valery Gergiev, Anna Netrebko des universitĂ©s et des salles de concerts, voire les handicapĂ©s des Jeux paralympiques et les chats des concours de beautĂ© internationaux!
Tel est le prix de la guerre. Elle ruine les vaincus mais aussi lâĂąme des vainqueurs, si tant est quâils vainquent et quâils en aient encore une⊠(Suite la semaine prochaine: qui sont les gagnants et les perdants de la crise ukrainienne).