20/09/2024
. Parce que leur mari a été tué, emprisonné ou bien parce qu’il a fui à l’étranger, de nombreuses femmes se retrouvent seules aux commandes de leur foyer.
Son histoire, Yasmine (comme les autres témoins cités, elle n’a pas souhaité communiquer son nom et son prénom a été modifié) la raconte avec pudeur, en taisant certains détails. « Mon mari m’a quittée sans divorce, il y a douze ans. La guerre l’avait changé », dit cette femme de 52 ans, vêtue entièrement de noir, du voile au long manteau zippé.
Les « carnets de Syrie » sont une série de reportages réalisés à l’été 2024. Pour des raisons de sécurité, certaines des personnes citées s’expriment sous pseudonymes. Pour ces mêmes raisons, le nom des auteurs de ces reportages n’est pas mentionné.
Son regard perçant et pétillant témoigne de sa force de caractère. Mais ses cernes noirs et son corps frêle racontent une vie d’épreuves. Elle ne dit pas ce qu’il est advenu de son mari depuis 2012. Cette année-là, leur quartier, le square de la Lune (« Douwar Al-Qamar » en arabe), situé entre le marché aux poissons et la porte Nesrine de la vieille ville d’Alep (Syrie), est tombé aux mains des rebelles.
Ce quartier, aux petites maisons sans charme ni confort, était surtout connu pour ses prostituées et ses dealeurs. Les hommes, des ouvriers et petits commerçants sunnites, ont été nombreux à rejoindre la rébellion. Les vendeurs de drogue, rejoints par des femmes et des enfants, ont continué à écouler leurs produits sous l’un des arbres du secteur, tandis que les combattants truffaient d’armes et de vivres les caves des maisons et les galeries creusées dans la colline bordant le quartier.
Yasmine s’est débrouillée seule, avec ses quatre filles et ses deux garçons. « On n’a reçu aucune aide, ni d’un côté ni de l’autre, car mon fils était à l’armée », assure-t-elle. Il est mort au combat. Elle a caché le second, pour que les rebelles ne l’enrôlent pas. Sans broncher, elle a essuyé les insultes de l’un et de l’autre camp quand elle franchissait les barrages pour rendre visite à sa mère, dans un quartier resté aux mains des forces gouvernementales.
« Personne ne nous soutient »
Un terrain vague s’étend sur l’emplacement de son ancien logement. L’immeuble a été bombardé en 2014. Yasmine s’est installée dans une maison dont le propriétaire lui a laissé les clés. Lorsque le quartier a été repris par les troupes du gouvernement, en 2016, plus aucun homme ne restait. Tous ont été tués ou sont partis vers l’enclave rebelle d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, et en Turquie. Laissé à l’abandon par les autorités, le quartier est retombé dans la misère, la drogue et la prostitution.
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« On voit des enfants qui sont à fond dans la drogue, des petits de 7 ans qui sniffent de l’essence. Il y a une fillette de 9 ans qui a déjà eu des relations sexuelles, des histoires de petites filles violées et agressées la nuit, et même de garçons abusés sexuellement. On a trois filles de 15 ans qui sont déjà mariées. Un enfant a reçu un coup de couteau au visage parce qu’il a salué une camarade de classe dans la rue », énumère Soumaya Hallak, qui dirige l’association 1-2-3 Hope Love Life for Peace, qui vient en aide aux familles du quartier.
Soumaya Hallak, de l’association 1-2-3 Hope Love Life for Peace, anime un atelier de chant et de santé mentale, à Alep (Syrie), à l'été 2024. LE MONDE
Yasmine a quitté le square de la Lune il y a quatre ans. L’un de ses gendres lui a trouvé un appartement dans son immeuble, dans un autre quartier. Elle y vit avec ses deux plus jeunes filles. « Je suis brisée, avec tout ce qu’il y a à payer, mais, en même temps, je me sens assez forte pour gérer les choses. Je suis seule mais entourée. Et j’ai le sentiment d’avoir le contrôle sur ma vie », confie-t-elle.
Avec la crise économique, les problèmes s’accumulent. Elle a perdu son emploi d’assistante médicale. Depuis, les dettes d’électricité s’amoncellent, et le propriétaire veut doubler le loyer. Elle a dû vendre une partie de l’or de sa dot pour payer 5 millions de livres syriennes (soit 300 euros) afin de faire sortir son fils de prison. « Personne ne nous soutient. Les mentalités restent les mêmes », déplore Yasmine. Les seules aides qu’elle reçoit viennent de l’association 1-2-3 Hope Love Life for Peace. Les séances de soutien psychologique et de méditation l’apaisent. « J’ai arrêté de boire du café et de fumer des ci******es à la chaîne », dit-elle avec humour.
Plus d’autonomie
Avec la guerre, les femmes syriennes ont gagné en autonomie, quand elles n’ont pas pris les commandes de la famille. « Ce sont les femmes qui, aujourd’hui, tiennent le foyer, car les hommes sont morts, ont été enrôlés ou se sont exilés. Elles ont gagné en pouvoir. Mais n’allez pas croire que l’attitude de la société vis-à-vis d’elles a changé à 180 degrés. Les mauvaises manières sont revenues, seulement un peu moins qu’avant », observe Nabil Antaki, qui a créé Les Maristes bleus, à Alep, une association chrétienne active dans le soutien aux femmes et aux enfants défavorisés.
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Rares sont les Syriennes qui ne travaillent pas. Elles occupent les emplois qui leur sont traditionnellement réservés, dans l’éducation, la santé, la couture et l’agriculture, mais aussi des emplois auparavant dévolus aux hommes, dans la restauration et les services. Elles revendiquent une plus grande place au sein de leur ménage. « On vit dans une société conservatrice, qui a tenu les femmes à l’écart de la prise de décision. On leur a imposé d’être seulement des mères. Elles commencent à se libérer et à exprimer ce qu’elles veulent. D’abord l’estime de soi et l’écoute », analyse Sonia, une quadragénaire de l’est d’Alep.
Une Syrienne, déplacée par la guerre, réalise des ouvrages de couture pour subvenir aux besoins de sa famille, à Alep (Syrie), à l'été 2024.
Une Syrienne, déplacée par la guerre, réalise des ouvrages de couture pour subvenir aux besoins de sa famille, à Alep (Syrie), à l'été 2024. LE MONDE
Une bergère, près du barrage de Qatina, près de Homs (Syrie), à l'été 2024.
Une bergère, près du barrage de Qatina, près de Homs (Syrie), à l'été 2024. LE MONDE
Elle participe, ce soir-là, avec une vingtaine d’Alépines, au groupe de parole de l’association Espace du ciel. « Du fait de la guerre, on a dû commencer à travailler, à jouer un rôle plus important dans la société et à se réaliser dans la vie. Et cela, à un âge où l’on croit que tout est terminé car, à l’approche de la cinquantaine, quand les enfants sont partis, on a l’impression de ne plus avoir aucun rôle », abonde Khadija, une Alépine de 46 ans, dont vingt-quatre de mariage.
La domination masculine a néanmoins encore de beaux restes. Les familles et les clans gardent les femmes seules sous bonne surveillance. « Les femmes assument de plus en plus leur autonomie mais, même seules, beaucoup ne se sentent pas libres, à cause du regard des voisins et de la société. Elles conservent des habitudes très traditionnelles, même très conservatrices, et continuent à faire les mêmes choses qu’avant : la cuisine, le ménage, l’éducation des enfants », nuance une assistante sociale de Damas.
Violences conjugales
Cette dernière observe une augmentation des violences conjugales au sein des couples, du fait des traumatismes de la guerre et des difficultés liées à la crise économique. « Les problèmes d’argent sont souvent à l’origine des violences et des divorces. Il est devenu normal de divorcer en Syrie, ce qui n’était pas le cas avant la guerre », ajoute-t-elle.
A 27 ans, Samia se reconstruit, seule avec sa fille de 1 an et demi, dans un rez-de-chaussée sombre de Doueïla, en banlieue de Damas. Elancée, dans une longue robe rouge à fleurs, la jeune femme druze revit, après six ans de violences conjugales. Originaire de Deraa, dans le sud du pays, elle est arrivée dans la capitale syrienne avec ses parents, en 2014. Elle a épousé l’année suivante un druze originaire de Souweïda.
Samia (son nom a été changé) et sa fille, à Doueïla, dans la banlieue de Damas, à l’été 2024. Elle a quitté son mari qui était violent.
Samia (son nom a été changé) et sa fille, à Doueïla, dans la banlieue de Damas, à l’été 2024. Elle a quitté son mari qui était violent. LE MONDE
« Au début, il buvait un peu, raconte Samia. Après trois mois au chômage, il a commencé à boire beaucoup. Quand il était saoul, il me frappait, les enfants aussi. Il est devenu accro à la drogue. Je faisais tout ce que je pouvais pour garder les enfants loin de lui. Je ne me sentais jamais en sécurité. » Le point de rupture survient en février 2023. « Il faisait froid. Il m’a frappé et mise dehors avec les enfants, sans manteaux. Je me suis réfugiée chez mes parents, poursuit-elle. Ils m’ont poussée à retourner auprès de lui. Ils ne m’ont pas du tout soutenue pour le divorce. A partir de là, j’ai perdu tout contrôle sur moi-même, je cassais tout à la maison. »
Deux mois plus t**d, Samia s’est réfugiée, avec ses enfants, au couvent des sœurs du Bon Pasteur, dans la vieille ville de Damas, où elle a reçu un soutien psychologique et social. « Ils m’ont aidée à trouver ma voie. Ils ont aussi aidé mon fils, qui avait beaucoup de difficultés à l’école et souffrait d’accès de violence », dit-elle. Elle a accepté que le garçon, âgé de 8 ans, aille vivre chez ses grands-parents paternels. Elle gagne sa vie en faisant des soins de manucure et de pédicure à domicile. « Ce n’est pas facile de vivre seule. La famille me fait beaucoup de remarques. Mais, je me sens forte, je dois l’être pour avancer, pour moi et aussi pour les enfants », conclut Samia, aujourd’hui en instance de divorce.
« Carnets de Syrie » (6/7). Parce que leur mari a été tué, emprisonné ou bien parce qu’il a fui à l’étranger, de nombreuses femmes se retrouvent seules aux commandes de leur foyer.