16/06/2024
Aux fils devenus pères ∞
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LES SIÈCLES
Un père parle à son fils :
— Je t’observe, mon fils, ayant pris du recul,
et vois que ton présent se ferme et s’hermétise,
que le monde a changé, qu’il est comme un calcul
obsédant et pompeux dans lequel on s’enlise.
Je t’observe, et je vois que tu t’es égaré
dans le flot quotidien d’information houleuse,
que dans l’Enfer perdu que l’Homme a retrouvé
tu te débats, avec une gaieté peureuse.
Je m’ouvre à toi, mon fils, moi qui suis d’âge mûr,
moi qui n’ai plus de route à suivre ou à reprendre,
moi dont l’intrigue est close et le dénouement sûr,
je fais un pas vers toi car je veux te comprendre.
Je t’écoute aujourd’hui avec le soin qu’il faut :
l’Homme se modernise, et son progrès te trouble ;
pour toi, l’être humain vit son tout dernier sursaut,
comme un animal pris dans le fond d’une eau trouble.
Les jours passent, sans qu’un soleil dans ta vision
puisse en chasser jamais l’influence nocturne…
tu es plein dans ta nuit d’orage et de mousson
qui cernent ton orbite, et inondent son urne.
Alors, tu m’apparais comme l’étrange écho
d’une vieille stupeur que je n’ai pas connue !
Je suis comme un fermier goûtant un abricot
qui ne retrouve pas la saveur attendue…
car tout ce que tu vis, je ne l’ai pas vécu :
mon existence à moi a filé sans encombres ;
je n’ai jamais eu peur, et ne fus pas déçu
de cette humanité dont tu ne vois que l’ombre.
Je conviens qu’il est très surprenant, en effet,
puisque l’être humain vit et meurt dans la souffrance,
que je pusse du deuil demeurer étranger
jusqu’à ce matin même, et depuis ma naissance,
mais il en fut ainsi… je n’ai jamais souffert,
je n’ai jamais jugé l’Homme de race vile,
je ne fus pas choqué, dans le sol et dans l’air,
qu’il laisse son empreinte âpre et indélébile.
Or c’est précisément l’objet de ta douleur :
ton œil est affecté par le sort de la Terre,
le visage du monde a perdu sa couleur
dans ta prunelle absente, où il manque un repère…
« Comment pourrais-je être apte au bonheur, me dis-tu,
quand de l’aube à la nuit l’univers me comprime ?
Quand mon front, replié sur moi comme un écu,
doit absorber le choc du poids qu’il y imprime ?
Comment pourrais-je être Un, rassemblé et entier,
du matin jusqu’au soir, dans la moindre entreprise,
quand l’Homme, abondant spectre où j’entame un chantier,
du seul néant qu’il peut me hante et me divise ?
Quand à la fin du jour la fièvre me saisit,
élevant mon angoisse au seuil de l’insomnie,
et que je disparais dans le fond de mon lit
comme une bête au fond d’une ménagerie ?
Quand d’un hiver à l’autre, à l’automne, à l’été,
hormis ce cycle, tout part à la finitude,
comment pourrais-je vivre inquiet et alité
sans que cela pour moi devienne une habitude ?
Quand du printemps premier où je vis le soleil
au pleur le plus récent du dernier crépuscule,
à tout ce qui fut grâce, au monde et dans le ciel,
l’Homme apporta la mort ainsi qu’une pustule ?
À l’océan claustré qui n’avait pas de fin ?
L’incurable forêt qui était un remède ?
Comment pourrais-je encore ignorer ce destin
du bien démissionnant face au mal qu’il précède ?
Tout ce que produit l’Homme avant le terme meurt,
comme un fruit mûr à peine et gâté sur la branche,
et l’humanité même, autour de son tuteur,
pousse pressée, omet l’armature qui flanche. »
Telle est ta conception, tu vois la chose ainsi,
l’Homme n’est pas voué à une autre aventure,
il est amené à disparaître d’ici
puisqu’il n’a plus d’égards pour la sainte nature :
« Il n’y aura plus d’arche ultime où s’abriter,
il ne descendra plus sur Terre aucun messie,
rien ne préservera la triste humanité
du tremblement de Dieu sur la sphère endormie ! »
Toi qui n’as jamais cru, tu as soudain la foi.
Je t’entends réciter des versets de la Bible
quand tu veilles le soir, et demander « pourquoi
la joie, à l’Homme seul, est-elle inaccessible ? »
Je t’entends murmurer, tu parles dans le noir,
ton verbe s’articule autour de cette image
d’apocalypse, où naît à tes yeux un espoir
pour l’Homme de s’extraire enfin de son mirage.
Les jours passent, les soirs, dans leur tourbillon lent,
et peu à peu en toi cette vision du terme
comme une solution s’ancre durablement…
tu n’es plus égaré, mais ton chemin se ferme.
Alors je viens à toi, mon fils, en ce jour neuf,
car je crois qu’il existe, entre ce cimetière
où ta vision du monde a placé l’Homme veuf
et ma vie à l’extrême, un autre itinéraire.
Je crois qu’il t’est possible un équilibre fort
où tu conserverais cette conscience aiguë
que tu as de la nuit, du mal et de la mort,
sans que cela pour toi devienne une ciguë,
où mon propre parcours trouverait un écho
nouveau et résonnant dans l’ombre qui t’encercle
dont tu saurais peser la force et le défaut,
de ce destin naissant soulever le couvercle,
où tu ramènerais l’océan de l’orgueil
qui envahit tes yeux quand ils sondent le monde
à cette ligne simple, horizon sans écueil,
où l’écume est légère entre le ciel et l’onde.
Je te parle, mon fils, avec ma vérité,
sachant que la façon dont j’ai mené ma vie
selon ton jugement manque de gravité,
ce depuis le début, et là qu’elle est finie…
— Je ne te juge pas, mon père. Te voilà
revenu où s’éteint l’Homme avant sa naissance
et tu as, dans ta boucle, un dernier mot pour moi…
j’en ai fait un poème, et c’est là qu’il commence :
LES SIÈCLES
Un père parle à son fils :
— Je t’observe, mon fils, ayant pris du recul,
et vois que ton présent se ferme et s’hermétise,
que le monde a changé, qu’il est comme un calcul
obsédant et pompeux dans lequel on s’enlise…
₊ ⊹ ₊ ⊹ ₊ ⊹
Paris, 2012