23/01/2025
SQM n°403 - L'invité de Mousset
Inlassablement, Emmanuel Mousset poursuit ses rencontres avec celles et ceux qui façonnent l'histoire de notre ville. Voici cette fois Kafétien Gomis, un champion en chair et en os, véritable légende du saut en longueur qui, tout au long de sa carrière, a collectionné les titres et les médailles. Citius, Altius, Fortius… Son record personnel ? Un saut de 8,26 m réalisé en 2015 en Russie.
Qu’est-ce que ça fait d’avoir sa notice dans Wikipédia ? Kafétien Gomis, champion de France, d’Europe et du monde en saut en longueur, la joue modeste : "C’est qu’on a fait quelque chose dans la vie qui intéresse les autres. Je ne suis pas une légende, à la différence de Michael Jordan ou Mohamed Ali. Leur aura va au-delà du sport. Moi, je n’ai pas inventé une technique, je suis juste un bon athlète qui a marqué une époque." Il doit son surnom de "Tonton Kaf" à deux grands champions, Teddy Tamgho et Yoann Décimus, qu’il a pris sous son aile, lui l’ancien, et parce qu’à 38 ans il était encore performant.
Né à Saint-Quentin de parents venus du Sénégal dans les années 1960-1970, il n’a aucun problème d’identité et se sent aussi bien français qu’africain, sans contradiction. Enfant, à la maison, il parle et mange sénégalais. A l’école, c’est un petit Français comme ses copains. Tout ça se fait très naturellement, sans y penser. Pour les jeunes de sa génération, la notion d’intégration n’a pas de sens : "C’est une injonction qui, au contraire, provoque le repli communautaire. On n’est pas moins français qu’un autre parce qu’on a des traditions, une religion ou un patronyme différents." A 16 ans, devant faire sa carte d’identité, l’employé au guichet lui conseille de mettre en avant son deuxième prénom, Antoine. Il ne comprend pas, il refuse : qu’est-ce que ça peut bien faire ? C’est Kafétien qui portera les couleurs de la France à
travers le monde, au plus haut niveau.
Ses grands frères lui donnent le goût du sport
Son enfance est heureuse, dans le faubourg d’Isle, une petite maison derrière l’usine où travaille son père ouvrier, que le patronat est allé recruter dans son pays natal. Kafétien Gomis a gardé précieusement le contrat de travail. A la fermeture de l’établissement, la famille s’installe dans la ZUP Europe, puis au quartier Champagne. "Ce n’était pas comme aujourd’hui : on était mieux dehors que chez soi, on jouait dans la rue. J’ai appris beaucoup de choses par moi-même : faire des cabanes, monter aux arbres, taper dans un ballon… J’avais de l’énergie, ça m’a fait évoluer." Ses grands frères lui donnent le goût du sport : Gustave le prend par la main pour l’emmener au stade ; Maurice pousse la table et les chaises du salon familial pour l’initier aux sports de combat.
A 19 ans, BEP comptabilité en poche, Kafétien Gomis fait une rencontre déterminante : Yves N’Kada, Camerounais, un entraîneur atypique, excentrique. Il choisit de le rejoindre à Lille et d’étudier le sport à l’université. Il prend conscience très vite qu’être doué en athlétisme ne suffit pas, qu’on n’est pas grand-chose comparé aux meilleurs, qu’il faut beaucoup travailler. Un professeur insatisfait le somme de trancher entre le sport et les études. Pas plus que pour ses origines, Kafétien Gomis ne comprend pas qu’on lui impose de renoncer à ce qui est complémentaire. Il prend le risque de quitter la fac sans diplôme, s’investit complètement dans le saut en longueur : un an plus t**d, il se qualifie pour les Jeux Olympiques d’Athènes. A quelque chose malheur est bon.
De quoi est-il le plus fier ? "L’ensemble de mon parcours." Le palmarès est impressionnant : triple médaillé aux championnats d’Europe, onze fois champion de France, qualifié aux Jeux Olympiques d’Athènes en 2004 et finaliste à ceux de Rio en 2017. Ce qui est exceptionnel dans la carrière de Kafétien Gomis, c’est qu’il réalise ses meilleurs résultats assez t**divement : il est trentenaire lorsqu’il obtient sa première médaille. "Je suis retourné aux JO treize ans après Athènes : ce n’est pas anodin. J’avais 36 ans, c’est âgé pour un athlète." Kafétien a pris sa retraite sportive il y a trois ans, à 41 ans : "En général, on se retire beaucoup plus tôt. J’ai bien tiré sur la machine, j’ai poussé mon corps à l’extrême."
Le saut en longueur, c’est une épreuve au centimètre près. Gomis ira jusqu’à 8,26 mètres. Mesurez la distance : c’est spectaculaire, on imagine à peine. Ce n’est plus un bond, c’est un vol. Et puis, notre champion assure le show auprès du public : il est "l’homme du sixième essai", il arrache la victoire à ce moment-là, c’est sa signature. "Je suis au pied du mur, c’est stimulant, je ne peux que gagner." Actuellement, Kafétien Gomis est en période de reconversion, préparateur physique auprès de plusieurs athlètes, quel que soit le sport. Il travaille aussi depuis septembre pour le club de tennis de Saint-Quentin.
Nombreux sont les jeunes qui aspirent à devenir, à l’instar de Kafétien Gomis, sportifs professionnels de haut niveau. Ils rêvent souvent de célébrité et de richesse. Pas d’illusions : la gloire est éphémère, il y a toujours meilleur que soi. Quant à l’argent, c’est très aléatoire : tout dépend de la notoriété, des meetings et des sponsors. Blessé, l’athlète est arrêté et ne gagne plus rien. Jeune retraité, il ne perçoit rien non plus. En moyenne, sur l’ensemble de sa carrière, Kafétien Gomis a touché 2 000 € mensuels. Sa réussite exemplaire est ailleurs, elle tient en un mot : le travail. Les qualités physiques sont importantes mais secondaires : "Quelqu’un qui n’est pas doué mais qui travaille peut rattraper celui qui est doué et qui ne fait rien." Il faut la jouer modeste.