19/12/2024
SQM n°401 - L'invité de Mousset
Inlassablement, Emmanuel Mousset poursuit ses rencontres avec celles et ceux qui façonnent l'histoire de notre ville. Dernier invité de l'année 2024, voici Bernard Delaire, un homme de science comme de lettres qui cultive des amours plurielles pour les plantes, la basilique ou encore l'art médiéval.
Un virus de la passion qui, pour l'ancien pharmacien, s'apparente à l'élixir de l'éternelle jeunesse…
"Je me cherche, je ne me suis pas encore trouvé. C'est une quête perpétuelle depuis l'enfance." En mai 68, l'année de son bac littéraire, Bernard Delaire ne lance pas des pavés du haut des barricades. Sa révolution est intérieure : il fonde avec trois camarades un club de philosophie, à la façon du "cercle des poètes disparus" et se met à lire Platon, Nietzsche, plus t**d Jung. Le jeune homme se cherche et se trouve d'abord dans les plantes, la phytothérapie et la galénique. Pour les Saint-Quentinois, il est pendant 40 ans le grand monsieur à moustache et en blouse blanche de la pharmacie Tixier. Il ne s'explique pas cette passion pour la médecine naturelle. "Rien à voir avec les recettes de grand-mère ou Maurice Mességué", tient-il à préciser. Bernard Delaire est un esprit scientifique : il a inventé une centaine de formules de médicaments. "J'ai eu une vie professionnelle formidable." L'un de ses maîtres est Jean-Marie Pelt.
L'autre passion, c'est l'art médiéval qui n'est pas sans rapport avec les plantes : "L'architecture gothique est végétale ; les sculptures représentent la flore, les piliers des cathédrales sont des arbres." Et puis, il y a la symbolique des fleurs : Rosa mystica, c'est l'amour et la Vierge Marie. Mais la plante préférée de Bernard Delaire ne se trouve pas dans les églises : le Plantago lanceolata, pas beau, très répandu, de mauvaise réputation et pourtant fort utile, une vingtaine d'usage médicinal.
"J'ai un problème avec la religion catholique et ses dogmes…"
C'est en autodidacte qu'il étudie l'esthétique des pierres. "La basilique de Saint-Quentin, c'est le grand amour de ma vie. Elle me fascine toujours autant, et de plus en plus." Le coup de foudre s'est produit quand il avait 10 ans, lors d'une visite : "J'ai eu une révélation, j'ai senti qu'il y avait ici un mystère qu'il fallait percer." Depuis, Bernard Delaire n'a pas cessé de chercher.
Et si ce qu'il cherchait était Dieu ? "Je suis profondément chrétien mais j'ai un problème avec la religion catholique et ses dogmes. Jésus est un sage, je ne crois pas qu'il soit Dieu. Les croyances sont établies par les hommes. Ce n'est pas l'idée que je me fais de la spiritualité." En matière de foi comme ailleurs, Bernard Delaire n'a aucune certitude, il cherche. Ce scientifique est un mystique qui s'intéresse aux théologiens du Moyen Age, Abélard, Scot Erigène et Maître Eckhart. "Quand j'entre dans la basilique, je change de monde, je passe du profane au sacré." Il est porté vers l'ésotérisme : "Dans l'aéroport de Toulouse, j'ai découvert le "Da Vinci Code" de Dan Brown, un roman génial que j'ai lu d'une traite, dans l'avion, le train et mon lit une fois arrivé à Saint-Quentin."
Quoi de mieux que le théâtre pour un homme qui se cherche et qui peut ainsi se trouver dans de multiples personnages ? Bernard Delaire a fait partie des troupes "Les Tréteaux Errants" et "Grim' Loup". Le scientifique et le mystique deviennent comédien. Il aime jouer un rôle mais aussi mettre en scène, dans l'ombre. Il a participé à la création de trois spectacles mémorables, pour fêter le tricentenaire de la mort de Maurice-Quentin de La Tour, les 500 ans de l'hôtel de ville et le Millénaire capétien. Cette dernière manifestation a rassemblé contre toute attente 7 000 personnes en 1987 pour assister à la représentation du "Mystère de saint Quentin", l'adaptation d'un texte du XVe siècle. Bernard Delaire en parle encore avec émotion.
Un jour, il fait monter sur les planches un ami de longue date, en lui mettant une perruque et en le faisant danser, quelqu'un qui n'était pas destiné à réussir dans la comédie ou la tragédie, un certain Xavier Bertrand. "Je le connais bien, depuis tout jeune. Je l'apprécie, il peut compter sur moi." Pourtant,
Bernard Delaire n'est adhérent d'aucun parti : la politique, ce n'est pas son truc. Une ligne rouge cependant : l'extrême droite. S'il se retrouve conseiller municipal, délégué chargé du Patrimoine culturel et historique, c'est parce que son ami célèbre l'en a convaincu. Surtout, c'est une façon pour lui de poursuivre le travail de toute une vie au service de l'art et de la basilique : "Je ne suis pas élu par goût du pouvoir mais pour pouvoir faire des choses, agir concrètement."
Bernard Delaire se cherche ou se cache ? Vous ne le verrez jamais, ô grand jamais sans cravate. "J'aurais l'impression de ne pas être habillé." Au saut du lit, il a besoin de se cravater pour toute la journée, sauf quand il jardine ou bricole. Même les grosses chaleurs ne le font pas renoncer à la porter. Ajoutée à sa grande taille et son maintien très droit, on pourrait croire à un style guindée, vite démenti par un rire puissant qui ne laisse personne indifférent. L'humour est indispensable à sa vie. "Dans "La Nuit des reines" de Michel Heim, j'ai interprété le rôle du duc de Buckingham, une grande f***e ; je me suis éclaté, la salle était hilare."
Bernard Delaire se trouvera-t-il un jour ? Cet homme est un labyrinthe, à l'image de celui de sa chère basilique. N'a-t-il pas fini par s'égarer comme dans les souterrains de la ville qu'il fait visiter en créant l'association "Quintinus" ? "J'ai l'impression de partir dans tous les sens, je me suis perdu dans mes passions mais j'ai fait des rencontres extraordinaires. L'important est de s'ouvrir à tous les moments ; aucune journée n'est inutile." Sa devise est une formule reprise à saint Augustin :
"Celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui a perdu sa passion." Nous souhaitons à Bernard Delaire de ne jamais se trouver.