08/11/2024
Compte rendu du livre ‘Le char des chérubins’ de Baptiste Sauvage, paru aux éditions Cerf, 2023.
On attendait beaucoup de cette longue thèse consacrée à Ézéchiel (dirigée par P. Lefebvre) dans la mesure où elle fait l’effort de citer, bien que a minima, les sources mystiques juives et ses spécialistes contemporains. Ceux qui les connaissent savent que la vision grandiose du Trône céleste dont Ézéchiel fait l’expérience est liée à ce que le Talmud estime être “la discipline la plus élevée de l’ésotérisme” (J. Darmon), c’est-à-dire de la kabbale, que l’auteur mentionne curieusement de manière très marginale dans ce gros travail.
Ce qu’on appelle “Maassé Merkava” (Œuvre du Char) représente en fait l’accès à la contemplation du Corps divin (Chi’our Qomah). Il s’agit d’une ascension que la littérature des Palais (Hékhalot) évoque de manière sublime dans plusieurs écrits qui relèvent à l’origine de la Tora orale. L’apparition seulement vers le 1er siècle de notre ère de ce que P. Schäfer (Cerf, 1993) appelle “la mystique juive ancienne” (méprisée par l’auteur, p. 406, n. 1) n’implique pas qu’elle soit t**dive, suivant le vieux préjugé historiciste, puisqu’elle représente l’âme secrète de la Bible!
L’approche de l’auteur, il faut le dire, n’a rien à voir avec tout cela; elle consiste plutôt en une analyse littérale qui décompose, découpe, dissèque le texte au point de le rendre paradoxalement méconnaissable. L’examen microscopique de la structure éloigne même de son objet qui finit par être écrasé sous le poids de cet échafaudage exégétique. Le lecteur inhabitué à cette méthode risque d’être assez déconcerté par l’accumulation de tableaux Excel dans lesquels il trouvera des fragments inintelligibles d’extraits en hébreu ou en grec, non transcrits! Ce commentaire littéraire sophistiqué du texte d’Ézéchiel substitue à la tradition juive une série de rapprochements formels souvent forcés avec d’autres passages de la Bible, qui vise en fait sans le dire à contourner la perspective ésotérique (p. 235) que tout un courant ecclésial dominant condamne! Pourtant, sur le plan textuel, l’apocalyptique chrétienne s’inscrit totalement dans la tradition hébraïque sans laquelle elle serait incompréhensible. Les explications morales ou allégorisantes paraissent bien faibles en comparaison (p. 533). Vouloir trouver par ailleurs des influences “culturelles” à la forme des “Hayyot ha-qodech” (animaux saints) paraît saugrenu pour expliquer une vision céleste, ce qui n’exclut pas un fond symbolique commun, négligé par l’auteur. La notion d’Imaginal signalée in extremis dans une simple note (p. 530, n. 2) aurait rendu possible une toute autre perception des quatre Vivants, mais on doute que même dans la suite de sa recherche, discrètement annoncée, l’auteur en fasse un quelconque usage...
On mesure ici au final toutes les limites d’une lecture et d’une interprétation du texte biblique qui demeure extérieure dès lors qu’elle refuse expressément d’intégrer l’idée de connaissance cachée, sur laquelle Valérie Triplet a publié un livre important.
Patrick Geay