15/09/2025
Compte rendu du livre ‘La bêtise artificielle’ d’Anne Alombert, paru aux éditions Allia, 2025.
Dans un article très pertinemment intitulé “L’esprit mécanisé par lui-même” (2000), J.-P. Dupuy avait déclaré que “la cybernétique ce n’est pas l’anthropomorphisation de la machine, c’est d’abord la mécanisation de l’humain”. Pour que l’IA soit concevable il fallait en effet passer par une matérialisation (théorique) de l’intelligence naturelle sans laquelle le concept d’une machine “intelligente” était impossible. C’est ce qui constitue la première faute originelle de ce programme technologique, pour ce motif intrinsèquement pervers. En liaison étroite avec le capitalisme, qui tire toute sa puissance du machinisme et surtout de la pseudo-religion transhumaniste, comme le note très justement l’auteure dès le début de cet essai clairvoyant, l’IA est cependant aussi une “simulation de l’humain”, forcément illusoire car non consciente, qui a pour effet la délégation (p. 19) de notre humanité, sa démission, son abandon. L’utilisation populaire déjà massive de celle-ci le montre, sans parler de ses dégâts inquiétants au sein de l’école, victime d’un intensif lobbying industriel partout à l’œuvre. C’est ainsi l’homme qui est la première victime de cette nouvelle passion technicienne puisqu’elle pourrait achever de le faire renoncer à lui-même, à sa capacité de penser qui fonde son essence. Par-delà l’aspect utilitaire et pratique de l’IA se cache donc un enjeu “anthropologique ou civilisationnel” remarque bien A. Alombert (p. 29). Reprenant le récit relatif à l’invention de l’écriture dans le ‘Phèdre’ (Platon), elle s’interroge sur ses conséquences humaines, culturelles et politiques que l’inventeur peut ne pas voir. Bien que les effets de l’IA soient sans commune mesure avec ceux de l’écriture, il paraît indispensable de prévenir du danger, des risques qui échappent en l’occurrence à ses agents. Une fois de plus, ce genre de technique n’est pas neutre (p. 42) et il faut assumer complètement ce constat sans chercher forcément selon nous à sauver une innovation en la moralisant pour ne pas donner l’impression de vouloir sortir de l’idéologie du progrès! On observe d’ailleurs que l’usage nocif d’internet, des réseaux sociaux, n’est en fait guère contrôlable. L’ère du préfabriqué, du tout-fait, uniformise, appauvrit, annule “l’esprit critique” (p. 58) dès lors qu’elle s’étend au domaine de l’intelligence dont la fonction essentielle est de comprendre, ce qui implique une expérience psychique dont aucune machine (qui est un objet) ne sera jamais capable. Le comble serait donc que l’homme “imite les machines” (p. 66), comme ces soldats-robots qui par milliers défilent sous l’œil des tyrans modernes, et se livre à la “production industrielle de l’insignifiance” (p. 74).
Patrick Geay