21/05/2024
"M. TAYER…
Quand j'avais environ quatorze ans, j'ai été saisi par d'énormes vagues de chagrin suite à la rupture de mes parents. J'avais lu quelque part que la course à pied aidait à dissiper l'angoisse, alors j'ai commencé à courir tous les jours pour aller à l'école sur Park Avenue à New York. J'étais une grande fille démesurée (1,80 m à l'âge de onze ans) et un jour, j'ai rencontré un vieux monsieur assez frêle de soixante-dix ans et je lui ai donné un coup de vent. Il a ri pendant que je l'aidais à se relever et m'a demandé, dans un accent français, "Avez-vous l'intention de courir comme ça pour le reste de votre vie ?".
"Oui, monsieur", ai-je répondu. "Ça en a tout l'air."
"Eh bien, Bon Voyage !" a-t-il dit.
"Bon voyage !" J'ai répondu et j'ai continué ma route.
Environ une semaine plus t**d, je me promenais sur Park Avenue avec mon fox-terrier, Champ, et j'ai de nouveau rencontré le vieux monsieur.
"Ah", me salua-t-il, "mon ami le coureur, et avec un fox-terrier. J'en ai connu un comme ça il y a des années en France. Où allez-vous ?"
"Eh bien, monsieur." J'ai répondu, "J'emmène Champ à Central Park."
"Je vais aller avec vous", m'a-t-il dit. "Je prendrai mon constitutionnel."
Et par la suite, pendant environ un an, le vieux monsieur et moi nous rencontrions et marchions ensemble plusieurs fois par semaine à Central Park. Il avait un long nom français mais m'a demandé de l'appeler par la première partie de celui-ci, qui était "M. Tayer", d'après ce que j'ai pu comprendre.
Les promenades étaient magiques et pleines de joie. Non seulement M. Tayer semblait n'avoir absolument aucune conscience de soi, mais il était toujours saisi d'émerveillement et d'étonnement pour les choses les plus simples. Il tombait constamment et littéralement amoureux. Je me souviens d'une fois où il est soudainement tombé à genoux, son long nez gaulois ratissant le sol, et s'est exclamé devant moi : "Jeanne, regarde la chenille. Ahhhh !" Je le rejoignis sur le sol pour voir ce qui avait suscité une réaction si profonde qu'il était saisi par l'essence de la chenille. "Comme elle est belle", a-t-il remarqué, "ce petit être vert avec ses merveilleux petits pieds rigolos. Exquis ! Petit corps poilu, petits pieds verts sur le chemin de la métamorphose." Il me regarde ensuite avec un égal plaisir. "Jeanne, pouvez-vous vous sentir comme une chenille ?"
"Oh oui." J'ai répondu avec l'aplomb d'une adolescente gangrénée et boutonneuse.
"Alors pense à ta propre métamorphose", a-t-il suggéré. "Que seras-tu quand tu seras un papillon, hein ? Qu'est-ce que le Ll papillon de Jeanne ?" (Quelle bonne question pour une jeune fille de quatorze ans !) Son long visage gothique, comico-tragique, hochait la tête avec étonnement. "Eh, Jeanne, regarde les nuages ! La calligraphie de Dieu dans le ciel ! Tout ce qui se transforme, bouge, change, se dissout, devient. Jeanne, deviens un nuage et deviens toutes les formes qui ont jamais été."
Ou encore, il y a eu la fois où M. Tayer et moi nous sommes penchés dans le vent violent qui a soudainement fouetté Central Park, et où il m'a dit : "Jeanne, renifle le vent." Je l'ai rejoint en prenant de grandes bouffées de vent. "Ce même vent a peut-être été reniflé par Jésus-Christ (sniff), par Alexandre le Grand (sniff), par Napoléon (sniff), par Voltaire (sniff), par Marie-Antoinette (sniff) !" (Il semblait y avoir beaucoup de Français dans ce vent.) "Maintenant, reniflez très profondément ce prochain coup de vent car il contient... . Jeanne d'Arc ! Reniflez le vent que Jeanne d'Arc a reniflé autrefois. Sois rempli des vents de l'histoire."
C'était merveilleux. Des gens de tous âges nous suivaient en riant, non pas de nous mais avec nous. Le vieux M. Tayer était vraiment diaphane à chaque instant et être avec lui, c'était comme assister à la fête de Dieu, une célébration continue de la vie et de ses mystères. Mais surtout, M. Tayer était si plein de sève et de jus vital qu'il semblait couler avec tout. Il voyait toujours les interconnexions entre les choses - la façon dont tout dans l'univers, du fox-terrier à l'écorce d'arbre, du chapeau rouge de quelqu'un à l'esprit de Dieu, était lié à tout le reste et était très, très bon.
Il n'était pas simplement un grand appréciateur, engagé par tous ses sens. Il était véritablement pénétré par la réalité qui aspirait à lui autant qu'il aspirait à elle. Il parlait aux arbres, au vent, aux rochers comme à des amis chers, comme à des êtres aimés même. "Ah, mon ami, la couche de micaschiste, te souviens-tu de l'époque où... ?" Et je jurerais que le micaschiste commencerait à scintiller à nouveau. Je veux dire, le micaschiste peut faire ça, mais par temps nuageux ? ! Tout était traité comme personnel, comme sensible, comme "tu". Et tout ce qui était "tu" était imprégné d'être. et ça lui revenait. Ainsi, lorsque je marchais avec lui, j'avais l'impression qu'un projecteur nous suivait, apportant partout rayonnement et lumière. Et j'étais constamment saisie d'étonnement en présence de cet homme infiniment beau, qui dégageait une telle douceur, une telle bonté.
Je me souviens d'une occasion où il observait tranquillement une très vieille femme qui regardait un jeune garçon jouer à un jeu. "Madame", lui adressa-t-il soudain. Elle a levé les yeux, surprise qu'un étranger dans Central Park lui adresse la parole. "Madame," répéta-t-il, "pourquoi êtes-vous si fasciné par ce que fait ce petit garçon ?" La vieille femme fut effrayée par la question, mais le visage bienveillant de M. Tayer sembla apaiser ses craintes et évoquer ses souvenirs. "Eh bien, monsieur, répondit-elle d'une voix ancienne mais pensive, le jeu auquel joue ce garçon est semblable à celui auquel je jouais dans ce parc vers 1880, sauf qu'il est un peu différent." Nous avons remarqué que le garçon écoutait, aussi M. Tayer s'est-il empressé de l'inclure dans la conversation. "Jeune homme, aimerais-tu apprendre le jeu tel qu'il était pratiqué il y a tant d'années ?"
"Eh bien... . oui, bien sûr, pourquoi pas ?" répond le garçon. Et bientôt, le jeune garçon et la vieille femme se lient d'amitié et partagent des variantes anciennes et nouvelles du jeu - un incident aussi improbable qu'on puisse imaginer à Central Park.
Mais ce qui était peut-être le plus extraordinaire chez M. Tayer, c'était la façon dont il vous regardait soudainement. Il vous regardait avec émerveillement et étonnement, associés à un amour inconditionnel et à une vision fantaisiste de vous comme la maison encombrée qui cache le saint. Je me suis sentie stimulée par ce regard. J'ai senti les forces de l'évolution se réveiller en moi grâce à cette vision, chaque cellule, chaque pensée et chaque potentiel ont changé de manière palpable. J'ai été levain, vert, éveillé par une telle vision, et les défaites et les dénigrements de l'adolescence ont été rachetés. En rentrant à la maison, je disais à ma mère, qui était un peu sceptique quant au fait que je me promenais si souvent avec un vieil homme dans le parc : "Mère, j'étais de nouveau avec mon vieil homme, et quand je suis avec lui, je laisse ma petitesse derrière moi". Cela l'a profondément émue. On ne peut pas être coincé dans la petitesse et être dans le champ radieux de M. Tayer.
La dernière fois que je l'ai vu, c'était le jeudi avant le dimanche de Pâques 1955. Je lui ai apporté la coquille d'un escargot. Il s'est exclamé : "Ah, des escargots !" et s'est mis à s'extasier pendant près d'une heure. Les coquilles d'escargot, les galaxies, les circonvolutions du cerveau, la spirale des fleurs et les méandres des rivières ont été repris dans un grand hymne à l'évolution en spirale de l'esprit et de la matière. Quand il a terminé, sa voix est tombée et il a murmuré, presque en prière, "Omega ... omega. oméga..." Enfin, il lève les yeux et me dit doucement : "Au revoir, Jeanne".
"Au revoir, M. Tayer", lui ai-je répondu, "Je vous retrouverai mardi prochain à la même heure". Pour une raison quelconque. Champ, mon fox-terrier, ne voulait pas bouger, et quand je l'ai tiré, il a pleurniché en regardant M. Tayer, la queue entre les jambes. Le mardi suivant, j'étais là à attendre à l'endroit où nous nous retrouvions toujours, à l'angle de Park Avenue et de la 83e rue. Il n'est pas venu. Le jeudi suivant, j'ai encore attendu. Il n'est toujours pas venu. Le chien m'a regardé d'un air triste. Pendant les huit semaines suivantes, j'ai continué à attendre, mais il n'est plus jamais venu. Il s'est avéré qu'il était mort subitement ce dimanche de Pâques, mais je ne l'ai appris que des années plus t**d.
Quelques années plus t**d, quelqu'un m'a remis un livre sans couverture intitulé Le phénomène de l'homme. En lisant ce livre, j'ai trouvé les concepts qui y figuraient étrangement familiers. Certains mots et expressions surgissaient comme des échos de mon passé. Quand, plus loin dans le livre, je suis tombé sur le concept du "point Oméga". J'étais certain. J'ai demandé à voir la jaquette du livre, j'ai regardé la photo de l'auteur et, bien sûr, je l'ai reconnu immédiatement. Il était impossible d'oublier ou de se tromper sur ce visage. M. Tayer était Teilhard de Chardin, le grand prêtre-scientifique, poète et mystique, et pendant cette année charmante et lumineuse, je l'avais rencontré à côté du presbytère jésuite de Saint-Ignace où il vivait la plupart du temps.
Je me suis souvent demandé si c'était ma simplicité et mon innocence qui permettaient à la plénitude de l'être de Teilhard de se révéler. Pour moi, il n'a jamais été le grand prêtre-paléontologue Pere Teilhard. C'était le vieux M. Tayer. Pourquoi venait-il toujours se promener avec moi tous les mardis et jeudis, même si je suis sûr qu'il avait mieux à faire ? Était-ce qu'en me voyant si complètement, il pouvait lui-même être complètement vu à une époque où ses écrits, son travail, étaient proscrits par l'Église, où il n'avait pas le droit d'enseigner, ni même de parler de ses idées ? Comme je l'ai découvert plus t**d, il subissait à cette époque l'agonie la plus atroce qui soit - l'agonie de la déresponsabilisation totale et de la crucifixion psychologique. Et pourtant, pour moi, il était toujours si présent, fantaisiste, engageant, stimulant. Comment cela est-il possible ?
Je pense que c'est parce que Teilhard avait ce que peu de responsables de l'Eglise avaient - le pouvoir et la grâce de l'Amour qui dépasse toute compréhension. Il pouvait écrire que l'amour est la force évolutive, le point Oméga, qui attire le monde et nous-mêmes vers le devenir, parce qu'il a fait l'expérience de cet amour dans un morceau de roche, dans le remuement de la queue d'un chien, dans les yeux d'un enfant. Il était tellement amoureux de tout qu'il parlait avec une grande particularité, même à moi, alors que j'étais adolescent, du désir que les atomes ont les uns pour les autres, du désir des molécules, des organismes, des corps, des planètes, des galaxies, de toute la création qui aspire à ce lien radieux, à l'union, à l'approfondissement de leur condition, à devenir plus en vertu du désir et de la découverte de l'autre. Il connaissait la recherche de l'Aimé. Son modèle était le Christ. Pour Teilhard de Chardin, le Christ était le Bien-Aimé de l'âme.
Des années plus t**d, alors que je m'adressais à des jésuites, un très vieux jésuite s'est approché de moi. C'était un ami de Teilhard et il m'a raconté comment Teilhard avait l'habitude de parler de ses rencontres dans le Parc avec une fille appelée Jeanne.
Jean Houston
Pomona, New York
Mars 1988"