06/07/2021
Au Nicaragua, Ortega et « l’agonie de la dictature »
Article du journal Le Monde 06 juillet 2021
Le journaliste Carlos Fernando Chamorro, devant les bureaux du « Confidencial » à Managua, le 14 décembre 2020. STR/AFP
Propos Recueillis Par Angeline Montoya
Pour Carlos Chamorro, directeur de médias en exil, des élections libres et transparentes sont impossibles
ENTRETIEN
Pour la seconde fois en deux ans et demi, Carlos Fernando Chamorro, le directeur des médias nicaraguayens Confidencial et Esta Semana, a été contraint à l’exil, face à la recrudescence de la répression du régime de Daniel Ortega. Lauréat 2021 du prestigieux prix de journalisme Ortega y Gasset, Carlos Chamorro est issu d’une famille de journalistes : son père, Pedro Joaquin Chamorro, opposant à la dictature de la dynastie des Somoza (1937-1979), a été assassiné à Managua en 1978. Sa sœur, Cristiana, a commencé sa carrière en 1979 dans le journal La Prensa, dirigé par sa mère, Violeta Barrios de Chamorro. En 1990, cette dernière a emporté la présidentielle contre le chef de l’Etat qui gouvernait depuis 1975, l’ancien héros révolutionnaire sandiniste Daniel Ortega.
Revenu au pouvoir en 2007, M. Ortega a réprimé dans le sang, en 2018, une révolte pacifique qui exigeait la fin de son régime « népotiste », faisant plus de 300 morts. Depuis la fin mai, le pays connaît une nouvelle vague d’arrestations d’opposants, dont cinq précandidats à l’élection présidentielle du 7 novembre et onze leaders politiques et civiques. Pour Carlos Chamorro, qui a répondu aux questions du Monde depuis le Costa Rica, le président cherche à éliminer toute concurrence dans le but de se faire réélire.
Pourquoi avez-vous quitté le Nicaragua ?
Ma rédaction a été prise d’assaut par la police le 20 mai, sans aucun ordre judiciaire. C’est la deuxième fois que cela arrive. Lors de la première, en décembre 2018, ils avaient confisqué nos locaux de manière permanente et illégale. J’avais, là encore, dû quitter le pays. Entre le 20 mai et le 25 juin, 21 personnes ont été détenues.
Le 13 juin, le ministère des affaires étrangères a publié un document, ironiquement appelé « En défense de l’Etat de droit », qui explique que le gouvernement est victime d’une conspiration internationale et qui m’accuse d’avoir reçu, à travers la Fondation Violeta Barrios de Chamorro [une ONG dirigée par sa sœur, Cristiana Chamorro, et qui défend la liberté de la presse] des millions de dollars d’agences du gouvernement américain. J’ai interprété ce document comme une menace imminente pour ma propre intégrité physique et ma liberté, ainsi que celles de ma famille. Ça a été une décision difficile à prendre, mais j’ai quitté le pays, et quelques jours plus t**d, la police a débarqué à mon domicile pour m’arrêter.
Quel est le but cette vague d’arrestations ?
Daniel Ortega prétend se faire réélire le 7 novembre en éliminant tous les concurrents. C’était prévisible. Ce qui est surprenant, c’est le déploiement policier, la violence du régime. Et le fait que, sur ces 21 otages, seuls deux sont assignés à résidence. Les autres sont en prison. Ils n’ont pas eu le droit de prendre contact avec leurs proches, ni même avec un avocat. Ces pratiques vont à l’encontre de leurs droits les plus élémentaires. Sans compter qu’il reste 120 prisonniers politiques en prison. La Croix-Rouge internationale devrait intervenir.
Votre sœur, Cristiana Chamorro, était pressentie comme la candidate qui pouvait unifier l’opposition et vaincre Daniel Ortega à la présidentielle. Elle a été arrêtée le 2 juin. De quoi l’accuse-t-on ?
Une enquête a été ouverte contre elle pour soupçons de blanchiment d’argent, et le parquet lui a interdit de se présenter aux élections. Les accusations n’ont aucun fondement. Le seul objectif est de lui retirer ses droits politiques et l’empêcher de se présenter à l’élection.
Votre frère, l’ex-député Pedro Joaquin Chamorro, a été arrêté, tout comme votre cousin germain, Juan Sebastian Chamorro, qui était lui aussi précandidat. Votre famille est-elle une cible particulière du régime ?
Il est vrai qu’il y a un acharnement contre des membres de ma famille, qui est interprété comme en lien avec le fait que ma mère a remporté l’élection de 1990 contre Daniel Ortega. Mais trois autres précandidats sont en prison, et la répression est généralisée et sans discernement. En 2018, 328 manifestants ont été tués, et plus de mille ont été arrêtés.
L’opposition se présentait divisée à l’élection. Daniel Ortega avait-il vraiment besoin de mener une telle attaque ?
Ortega est conscient qu’il a perdu cette élection depuis que le peuple est sorti massivement dans la rue en avril 2018 pour réclamer des élections anticipées. Face à la fermeture de l’espace politique, une tendance à l’union était née dans l’opposition. Les cinq précandidats qui ont été détenus briguaient une candidature unique. Ortega a décidé d’empêcher ce leadership, car il sait qu’il perdrait les élections. Il ne va pas permettre cela. C’est la preuve qu’il a une peur panique de la concurrence politique. Il prolonge ainsi l’agonie de cette dictature.
Des élections libres et transparentes sont-elles encore possibles ?
A cinq mois des élections, c’est inimaginable que ce soit le cas, alors que le pays est sous l’emprise d’un Etat policier. Il n’y a pas de liberté de réunion, de mobilisation, de presse, d’expression. Il faudrait, d’abord, rétablir ces libertés, libérer les prisonniers politiques.
Vous avez dit que le régime de Daniel Ortega était pire que la dictature de la dynastie des Somoza. Pourquoi ?
D’abord, il s’agit, comme avec Somoza, d’une dictature familiale. Ortega arrive au pouvoir à travers le Front sandiniste de libération nationale (FSLN), mais il gouverne avec sa famille : son épouse [Rosario Murillo, vice-présidente], ses enfants [huit d’entre eux sont ses conseillers]. Ensuite, c’est un régime autoritaire. Et peut-être pire, à cause de la tendance totalitaire à éliminer les institutions démocratiques. Le Congrès, la Cour suprême, le parquet, aucune n’est autonome, toutes sont des extensions du pouvoir d’Ortega. A l’époque de Somoza, il y avait au moins des juges qui le défiaient et avaient un certain pouvoir de décision. Plus aujourd’hui. Enfin, les deux régimes ont utilisé la force brute pour réprimer. Mais sous la dictature de Somoza, il y avait un mouvement insurrectionnel armé, le FSLN. Ortega, lui, a réprimé dans le sang un peuple désarmé. Il n’y a pas, aujourd’hui, une guerre civile entre deux camps. Il y a eu, certes, en 2018, une insurrection civique, avec des barricades, des mortiers, des occupations d’universités. Mais ce n’était pas un affrontement entre deux armées. Personne, au Nicaragua, n’appelle à prendre les armes, ou à l’intervention de forces militaires extérieures. Ortega a perpétré le pire massacre de l’histoire du Nicaragua en temps de paix.
La pression internationale est-elle suffisante ?
Les pressions internationales peuvent affaiblir le régime, car le Nicaragua n’est ni Cuba ni le Venezuela. Son économie est ouverte, contrairement à Cuba, et il ne dispose pas du pétrole vénézuélien. Mais la pression devrait être beaucoup plus importante, car la population ne peut pas protester, manifester, s’organiser. La communauté internationale hésite sur le timing : faut-il exercer plus de pression dès maintenant, ou attendre après les élections du 7 novembre ? Or, on sait ce qui va se passer le 7 novembre. Le Nicaragua vit une situation d’urgence humanitaire, politique, sur les droits humains, qui exige des actions coordonnées immédiates.
Mais la solution est d’abord un défi des Nicaraguayens, des chefs d’entreprise, des fonctionnaires, de la police, de l’armée, de l’Eglise. Il faut trouver une unité nationale pour isoler le régime et trouver un chemin de sortie, avec ou sans Ortega-Murillo.