27/12/2024
Ovannès Bodossakis
Papkèn
Collection : Diasporales
16,5 x 23 cm, 128 pages, 2024.
ISBN 978-2-86364-408-9
EXTRAIT :
«— Alors Ovannès, cette semaine ? demande Papkèn.
— Rien de bien neuf. Sauf que j’ai souvent pensé à ton grand-père Mardig. Une idée m’est venue à son sujet. Quand tu es né, ta mère, sa fille, n’avait pas plus de quinze ans. Mardig devait avoir dans les quarante-cinq ans. Il chantait et contait depuis plus de vingt-cinq ans. Cheminant de village en village avançant loin en Anatolie, une quête plus forte que lui-même, ce besoin de découvertes. Il devait avoir ça dans la peau.
Une vie différente, un pays, des coutumes, des costumes, entre environ 1890 et 1915. Je voudrais y être. Être un petit garçon, qu’il me prenne par la main, m’ouvre les yeux sur ce monde de sultans, de beys, de pachas, de gynécées. Aller aussi par la main de ta grand-mère
Eva, la sage-femme, dans l’intérieur de ces maisons remplies de femmes, de tapis colorés, de parfums et d’ombre.
C’est une rêverie. Elle s’est terminée douloureusement quand je prends conscience que je n’y aurais rien compris. Non pas parce que je parle peu l’arménien, je pourrais m’y remettre. Mais parce qu’ils devaient parler turc et que je n’en connais pas trois mots. Le plus souvent Mardig devait chanter en turc ! Cela m’a bouleversé. À cette époque-là, le déracinement durait depuis plusieurs générations. Je le savais par l’histoire de ma famille. Mais cette étrangeté du langage me semble plus infranchissable que la barrière du temps.
— L’essentiel est dans la sensibilité, la manière de voir sert de guide. Quand tu étais gosse, tu voulais être explorateur. Grand-père à sa façon était explorateur. Il partait des mois entiers à la belle saison,
il allait très loin. Pour chanter, pour voir, écouter, connaître le pays, mais davantage rencontrer les hommes, l’esprit d’ailleurs, s’imprégner, sentir. Vous vous seriez bien entendus.
— En bavardant avec toi, je n’ai plus la sensation de coupure du temps. L’unité se recrée, le passé devient présent, tout s’harmonise.
J’aime ces êtres dont tu me parles. Bien qu’ils soient partis, que je ne les aie jamais connus, ni vus, ni touchés, je me sens plus proche d’eux que de bien des personnes qui m’entourent. C’est étrange. Est-ce parce que tu as bercé mon enfance de ces paroles que cette présence reste en moi si vivante ?
— Et maintenant, dit Papkèn, nous sommes ici ensemble.
Peux-tu me dire pourquoi tu as choisi ce lieu en Haute-Provence aride, cette ruine perdue sur une colline déserte ?
— À cause de la lumière de Grèce que j’ai retrouvée ici, après un an de grisaille parisienne. J’étais stupéfait de trouver cette intensité en France.»
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