19/06/2024
À propos de :
Sophie Brones, «Beyrouth dans ses ruines»
un article de Gilbert Nicolas dans Espaces et sociétés 2023/1 (n° 188), pages 209 à 213.
«Sophie Brones, anthropologue, arrive pour la première fois à Beyrouth en 2002. Un ami beyrouthin lui montre les endroits qui peuplent ses souvenirs. Des endroits qui n’existent plus. Cette expérience fondatrice éveille en elle un questionnement dont les prémices remontent au temps de fouilles archéologiques auxquelles elle avait participé en Égypte : quelles significations porte le patrimoine d’une ville aux yeux de ses habitants ? Ainsi s’est-elle lancée dans une étude anthropologique du rapport des Beyrouthins au patrimoine, et des émotions qu’ils éprouvent envers les ruines. Elle a mené entre 2005 et 2010 une enquête qui a permis de « mettre en évidence des subjectivités révélant des appropriations singulières du passé » (p.7). Elle s’est entretenue avec différents acteurs concernés : architectes, urbanistes, professionnels, mais aussi nouveaux et anciens résidents ayant des liens affectifs avec d’anciens quartiers et des monuments désormais en ruines. L’autrice s’interroge donc sur les formes de conservation matérielle et symbolique du passé à la lumière des enjeux politiques, économiques, historiques et sociaux, et cerne finalement la place qu’occupent les ruines au sein de l’ambivalent cadre urbain d’aujourd’hui.
Brones structure son ouvrage en deux parties, au fil desquelles elle navigue avec grande attention à travers différents cadres spatiaux et temporels. La première section comprend trois chapitres. L’autrice y explicite la notion de patrimoine dans divers contextes historiques, son évolution au fil des époques, du Beyrouth ottoman à celui d’après la guerre civile des années 1970 et 1990. Elle interroge ainsi la dimension sélective de la patrimonialisation dans la reconstruction d’une ville et la réinvention d’un passé. Cette dimension rend la patrimonialisation tributaire de la recomposition de l’espace dans lequel elle s’inscrit.
Au fil de son premier chapitre, l’autrice met en évidence les limites de la loi ottomane de 1889 sur le patrimoine qui assure la protection des monuments et des vestiges de l’Antiquité sans protéger le vernaculaire, ainsi que celles de la loi de 1933 sur les antiquités, toujours en vigueur et « seule référence légale en matière de droit sur le patrimoine » (p. 27). L’auteure analyse l’impact entre cadre réglementaire et pratique, dans un pays où le clientélisme et les intérêts personnels font souvent loi. En outre, partant de la naissance du « phénicianisme » (p. 30) qui sert les ambitions politiques des mandataires et de la communauté maronite durant le xixe et le xxe siècle, Brones illustre les processus de patrimonialisation tendant à emprunter au passé pour le réinventer. Elle examine aussi l’émergence du courant architectural moderne, à l’aube de l’indépendance, et constate que, pendant cette ère, les biens patrimoniaux sont essentiellement perçus en tant que piliers de l’identité touristique du pays. L’autrice dépeint cette époque comme marquée par la destruction de bâtiments prémodernes et par le développement d’une architecture aux mains d’« une majorité d’ingénieurs civils peu soucieux du contexte social de leurs interventions » (p. 36). Pendant l’avant-guerre civile, l’architecture, dite de « spéculateurs », prend le dessus et accouche d’une multitude de bâtiments dont la construction est interrompue par le déclenchement de la guerre.
Ainsi commence la phase sur laquelle s’attarde le plus minutieusement Brones. Elle s’interroge sur la place de la patrimonialisation dans les travaux de reconstruction d’après-guerre. Elle revisite la création de la Société libanaise de développement et de reconstruction (Solidere), acteur principal de la reconstruction du centre-ville, et l’attention que porte cette société à la patrimonialisation. Brones dénonce la destruction, en 1983, de plusieurs souks endommagés par la guerre, « le souk el Nouriyyeh, le souk Sursock, et une partie du souk des Orfèvres » (p. 42) par la société de travaux publics Oger-Liban. À sa tête se tient alors Rafic Hariri, un richissime homme d’affaires, de retour d’Arabie Saoudite, devenu ensuite Premier ministre. Hariri fonde ensuite la société foncière privée Solidere, responsable du projet modernisateur de reconstruction du centre-ville en ruines, projet induisant « la démolition de près de 80 % de l’ancien tissu » (p. 43). S’élèvent alors les voix de l’opposition, la protection du patrimoine étant au cœur de la polémique. L’opposition obtient la mise en place de deux parcs archéologiques, que critique l’autrice, car la patrimonialisation constitue une tentative de réinventer un passé « mythique » (p. 50) : la société Solidere démolit les souks d’avant-guerre et les remplace par un site archéologique de ruines romaines. Pour Brones, la sélection patrimoniale sert un récit politique.
Dans son deuxième chapitre, elle se penche sur les quartiers péricentraux, dont la plupart ont conservé leur tissu ancien. Ainsi sont-ils devenus le fief des associations de défense du patrimoine, qui prennent conscience de leur vaine opposition au projet Solidere et se tournent vers ces quartiers où ils s’efforcent de défendre des objets architecturaux datant de l’époque ottomane et de l’époque mandataire. L’autrice relie les difficultés auxquelles ces associations se heurtent à la loi de 1933 et à l’appartenance de la plupart de ces « objets » à la sphère privée, les défenseurs étant eux-mêmes parfois propriétaires et les intérêts individuels s’opposant à l’intérêt public. Brones décrit ce paysage comme synonyme de complexité. Formée par d’anciennes élites, l’Association pour la protection des sites et anciennes demeures au Liban (Apsad), créée en 1965, constitue un des points centraux de l’analyse des « contradictions de l’héritage » (p.78).
S’ensuit un troisième chapitre, fondé sur l’étude de la maison de la famille Barakat, devenue Beit Beirut (la maison de Beyrouth). Symbole de conflits d’intérêts entre propriétaires et défenseurs, emblème du rôle de l’interaction entre sphère publique et sphère privée, vestige de la mémoire collective, témoin d’une guerre civile ravageuse, représentation typique de l’architecture sous mandat français, Beit Beirut est la concrétisation des propos de Brones à la lumière de tous les enjeux qu’elle mentionne précédemment. À travers ce musée, qualifié « mémoire de la ville », elle fait ressortir les conflits d’intérêts entre promoteurs, héritiers, défenseurs du patrimoine, dont l’Apsad, architectes et société civile. Après son expropriation, l’immeuble fait partie d’un projet culturel municipal auquel participent des experts de la mairie de Paris et des professionnels locaux. Brones dénonce certaines interventions (disparition de certains objets du passé, arrachage du vieux ficus, emblématique vestige de la « zone verte », la ligne de démarcation de la guerre civile). Rôle des communautés confessionnelles et politiques, monde des affaires, chevauchement entre la sphère publique et privée dans la préservation du patrimoine et dans le choix des vestiges ou bâtiments à conserver : cette partie présente une vision complexe de la question du patrimoine.
La deuxième section est consacrée aux conditions menant à la reconnaissance du patrimoine en tant que tel. Dans le quatrième chapitre, elle insiste sur le rôle des familles et des procédures d’héritage, à travers une enquête sur plusieurs cas et se demande si les turbulences du présent permettent d’envisager un avenir et de se soucier de la commémoration du passé. Sur cette base, l’autrice émet l’hypothèse que le climat perpétuel d’instabilité aurait rendu les cycles de destruction et de reconstruction inhérents à la mémoire collective et donc serait à l’origine des conceptions patrimoniales mêmes. Elle en vient ainsi à étudier l’assassinat de Hariri, les temporalités de la mémoire de cet événement ainsi que les soulèvements populaires, mouvements politiques, rassemblements et recueillements qui la marquent, analysant la façon dont se créent de nouveaux lieux symboliques en requalifiant d’anciens lieux historiques. Parmi ceux-ci, se trouve l’hôtel Saint-Georges, partiellement détruit et pomme de discorde entre ses propriétaires et Solidere. Théâtre de l’assassinat, qui s’est déroulé juste devant, une plaque commémorative, une flamme de bronze et un mémorial réinterprètent son sens mémoriel. La place des Martyrs, devenue ligne de démarcation durant la guerre, puis cœur du projet de Solidere, qui cherche à en faire une avenue, est aussi l’objet d’analyses précises. Après l’assassinat de Hariri, elle se transforme en lieu de commémoration et de rassemblement. L’événement la réinscrit ainsi dans son contexte historique. Enfin, la statue des Martyrs, œuvre de Marino Mazzacurati en l’honneur des victimes de la répression ottomane de 1916, percée de balles pendant la guerre civile, devient un hommage à tous les martyrs de l’après-guerre civile.
Ces constats poussent l’autrice à étudier le « comité des ayants droit du centre-ville » (p. 138) et à repenser l’expropriation en tant qu’un outil d’effacement « d’un cadre de sociabilités ». L’enquête révèle que la raison principale de la volonté de retourner au centre-ville est d’établir une « continuité », une « correspondance » à la rigueur, avec le passé d’avant-guerre. Ce qui fait de la sociabilité militante en soi une forme de patrimonialisation. Celle-ci prend ainsi d’autres aspects que la conservation matérielle, comme la transmission d’une mémoire demeurant intrinsèque au cadre spatial. Brones fait de la sorte ressortir deux différentes conceptions du patrimoine : celle du patrimoine matériel et celle de la mémoire et de l’héritage.
C’est à la lumière de ce constat que l’autrice passe en r***e, dans son cinquième chapitre, « Destins d’immeubles », plusieurs cas architecturaux symboliques, rares vestiges de l’ancien ordre urbain en plein milieu d’un ordre nouveau tels que le City Center, dôme de béton, symbole de l’architecture moderne (p. 146-153) ; la chapelle Mar Mansour, édifice religieux (p. 153-156) ; le Grand théâtre, monument culturel devenu objet de conflit (p. 156-160) et Ta tour Murr, rappel constant des épisodes de guerre (p. 160-164). L’autrice analyse les différentes étapes marquant la « vie » de ces bâtiments disputés par des investisseurs néolibéraux et des citadins nostalgiques. Finalement, l’autrice s’intéresse au quartier de Khandak al-Ghamik entre le centre-ville et les quartiers péricentraux, qui était habité par une bourgeoisie syriaque catholique en majorité, remplacée, peu à peu, par une communauté musulmane chiite. Elle s’entretient avec ses anciens résidents, partagés entre nostalgie et rejet, voire « déni » (p. 207).
Les réflexions de Brones, fondées sur une lecture fine de cas révélateurs des différentes logiques à l’œuvre, sont également une invitation à avoir pour la définition même du patrimoine un regard prenant en compte la complexité de sa relation au temps, à la mémoire, à des processus de destruction impliquant des dimensions multiples et à une constante redéfinition des rapports entre identités et spatialité.
https://www.cairn.info/r***e-espaces-et-societes-2023-1-page-209.htm