21/11/2024
Dans «Esprit» !
Une recension et un entretien avec Céline Bonicco-Donato à propos de son livre
«Se mouvoir et être ému
L’expérience esthétique en architecture»
//////////
https://esprit.presse.fr/actualites/celine-bonicco-donato/l-architecture-une-experience-totale-45614
//////////
L’architecture, une expérience totale
Céline Bonicco-Donato est philosophe et enseigne à l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble. Son livre Se mouvoir et être ému (Parenthèses, 2024) analyse l’expérience esthétique en architecture. À l’opposé d’un face à face extérieur avec l’objet architectural qui, bien souvent, est porté avec un regard distancié, motivé par un souci de cadrage de l’œuvre bâtie, Céline Bonicco-Donato propose un parcours sensible dans le corps même de l’architecture, là où naissent les émotions. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, elle revient sur la notion de forme en architecture et nous éclaire sur ce surprenant corps-à-corps avec l’architecture, au centre de son livre et de la rencontre architecturale.
Entretien avec Céline Bonicco-Donato
novembre 2024
Philosophes, architectes et usagers abordent souvent l’architecture à partir de la forme du bâti, généralement complétée par le choix des matériaux utilisés. Votre réflexion philosophique vous conduit à appréhender la forme d’une œuvre architecturale « en considérant sa nature relationnelle » et en associant intimement la forme « aux mouvements de l’édifice », puisque « les formes construites agissent (aussi) à travers leurs matériaux ». Comment, en architecture, comprendre la forme ?
Effectivement, l’un des enjeux de mon ouvrage est bien de déplacer la compréhension habituelle de la forme architecturale. La difficulté de cette notion est que l’on peut difficilement en faire l’économie quand il est question d’architecture mais qu’on tend, aussi bien dans les textes de critique architecturale que de philosophie esthétique et même dans nos représentations communes, à la réduire à son seul aspect visuel. On la rabat sur l’étendue qu’elle occupe, sur les lignes de ses façades, sur les pleins de ses volumes. Or, si l’architecture est bien une certaine configuration spatiale, ce n’est pas une image. Pour ne pas rater son expérience, il faut aller contre l’identification que fait un Emmanuel Kant, par exemple. En la classant, dans La Critique de la faculté de juger, parmi les « arts de la forme ou de l’image », à côté de la peinture et de la sculpture, le philosophe l’ampute à la fois de sa complexité dynamique et de son caractère relationnel.
Il me semble que le propre d’une forme architecturale est d’être moins un contour figé qu’une configuration mouvante de matériaux solides et d’autres plus impalpables, comme la lumière, le son ou encore les odeurs. Ils se déploient dans ses vides, changent au fil de la journée et des saisons, et insufflent de la vie à l’édifice. Ils lui confèrent un rythme que l’on expérimente avec tous nos sens en nous déplaçant dans le bâtiment, et qui vient s’imprimer dans notre corps. L’expérience de la forme architecturale est celle d’un espace-temps qui se reconfigure sans cesse. Mais il me paraît également important de souligner que la forme architecturale déborde l’enveloppe du bâtiment : elle s’entrelace à la fois avec la spatialité du site sur lequel elle s’implante et qu’elle vient révéler, mais aussi avec celle du corps de l’usager qui l’arpente et se voit lui-même affecté. En ce sens, l’architecture n’est pas une œuvre autonome : elle est toujours liée, dans l’expérience quotidienne que l’on en fait, à son milieu et aux activités qui se déroulent en son sein. Loin d’être une image aux contours bien nets que l’on contemple à distance respectueuse, la forme architecturale se présente comme une combinaison jamais tout à fait stabilisée de relations sensibles entre des matériaux, un site et des corps qui l’habitent.
Attention « multi-focalisée », « distribuée », « flottante », « faible » : des formes d’attention sont ainsi déclinées au fil des pages pour aborder l’expérience esthétique en architecture qui se déploie « sans prendre la peine de penser ». Comment ces types d’attention ouvrent-ils à une expérience esthétique que vous qualifiez de « monumentale » sans toutefois la limiter, la brider, compte tenu de son caractère insaisissable et dispersé ?
Le point de départ de mon ouvrage est une question : comment rendre compte des émotions et du plaisir que nous avons tous déjà éprouvés dans une architecture, alors que la relation que nous nouons avec elle est très différente de celle que nous avons avec les œuvres artistiques « pures », celles qui n’ont d’autre finalité que de plaire et qui sont, pour la plupart des philosophes, les seules à même de nous faire vivre une expérience esthétique digne de ce nom ? Alors que pour apprécier un tableau ou un morceau de musique, nous devons nous concentrer et nous couper de notre quotidien, l’architecture en fait au contraire intimement partie. Nous baignons en elle, du matin au soir : depuis le logement que nous quittons pour nous rendre à notre lieu de travail, jusqu’au gymnase où nous prenons des cours de sport, en passant par le cinéma, la médiathèque, le musée etc. Comme le dit très joliment l’architecte Peter Zumthor : « l’architecture est un arrière-plan pour la vie qui passe », si bien que l’on n’y prête pas garde. Et c’est justement cette relation immersive et utilitaire que nous avons avec elle qui la rend éminemment suspecte aux yeux des géants de la philosophie esthétique : Kant, Schopenhauer, Hegel. Contrairement à eux, j’ai voulu prendre au sérieux sa puissance d’ébranlement, en me demandant comment l’architecture pouvait nous toucher le plus souvent « malgré nous ».
Et c’est le récit si suggestif que fait Jean-Jacques Rousseau de son séjour dans la maison des Charmettes avec Madame de Warens, confronté à mes propres souvenirs, qui m’a mise sur la voie. Notre rapport généralement distrait au cadre bâti n’est pas synonyme d’ignorance mais constitue une forme paradoxale d’attention que j’ai nommée « conscience sans pensée » et qui nous rend disponibles au diffus et au ténu, aux petites perceptions, aux signaux faibles où les sensations se mêlent, bref à l’atmosphère d’un lieu, aussi prégnante qu’insaisissable, ce je-ne-sais-quoi qui est dans l’air. Or sentir une atmosphère, c’est la ressentir et se sentir soi-même disposé de telle ou telle manière : triste ou joyeux, lourd ou léger, mélancolique ou angoissé, etc. En étant usager et non spectateur des lieux que nous habitons, nous accédons à une expérience dont la teneur esthétique est inédite, puisqu’elle est dans le même temps sentiment de soi-même vivant et pratiquant ces espaces. On est bien loin du caractère distancié et désintéressé, dont la philosophie fait la condition sine qua non de l’expérience esthétique depuis le xviiie siècle ! Et c’est lorsque l’architecture convient au site sur lequel elle s’implante et au style d’existence de ses hôtes que son expérience sera pleinement savourée. Je pourrai alors éprouver un sentiment qui n’est ni le beau, ni le sublime, mais la joie d’être à ma place. Cette expérience ne me paraît ni marginale ni anecdotique au regard des expériences procurées par le grand art : non seulement elle engage tous les registres de la sensorialité, mais elle me donne accès à moi-même à travers le sentiment de ma participation à un ensemble plus vaste. On voit que l’utilité de l’architecture va bien au-delà de sa fonctionnalité immédiate : elle est existentielle !
« Le corps ému » par l’architecture est un corps en mouvement : « seul un corps en mouvement peut sentir l’architecture comme unité ». « Le corps ému » participe à un rythme : « un rythme qui se donne dans l’usage que l’on a du lieu ». Mais « le corps ému » éprouve également « la joie d’être à sa place ». Comment saisir « le point exact d’articulation entre le corps de l’architecture et celui de l’usager » ?
Il y a deux éléments dans votre question. D’une part, le fait que ce soit seulement un corps en mouvement qui puisse être pleinement ému par l’architecture, ce que souligne le titre de mon livre. J’ai ainsi distingué deux rapports possibles au bâti : l’expérience vivante de l’usager pratiquant le lieu, que j’ai qualifiée de spécifiquement architecturale, et celle figée du spectateur l’admirant de manière recueillie en le coupant de son utilité, que j’ai nommée « expérience monumentale ». Je ne nie pas l’existence de cette dernière : c’est bien un tel lien que nous avons avec les lieux que nous visitons comme touristes, mais il n’épuise pas notre rapport à l’architecture.
D’autre part, j’ai également voulu montrer que c’est parce que nous percevons l’architecture comme un corps que son expérience résonne particulièrement en nous. Malgré son caractère non figuratif et son aspect parfois, il faut bien le dire, quelque peu intimidant, l’architecture est en réalité l’art le plus proche de nous, comme l’attestent les métaphores organiques employées à son égard. On parle de peau, d’ossature, de squelette, d’avant et d’arrière-corps, de bras (pour un transept), etc. Or c’est parce que nous-mêmes, nous sommes notre corps plutôt que nous ne l’avons, parce que nous nous éprouvons comme une certaine spatialité, tendue ou relâchée, déprimée ou au contraire remontée, que les dynamiques spatiales qui traversent l’architecture résonnent particulièrement en nous, de manière somatico-existentielle.
Mon livre s’efforce donc de déplier une relation à trois termes : le corps de l’architecture met le corps de l’usager en mouvement et ce sont ces mouvements qui sont vécus de manière émotive, si bien que l’on peut parler de corps ému. Pour comprendre cette impulsion donnée par l’édifice à celui qui l’arpente, j’ai fait intervenir la notion de rythme. En m’appuyant sur différentes promenades architecturales que j’ai pu faire, j’ai voulu souligner la manière dont les rythmes spatiaux s’emparent du corps de l’usager par un mouvement contagieux : se laissant imprégner par leur pulsation, il infléchit ses déplacements depuis la flânerie nonchalante jusqu’au parcours rectiligne, en passant par l’errance en apesanteur… Dans la mesure où nos émotions sont des mouvements à la fois physiques et affectifs, la dynamique motrice dans laquelle nous place l’architecture est inséparable dans le même temps d’une certaine atmosphère. L’architecture résonne en nous parce que son corps rythmique peut s’emparer du nôtre : c’est leur spatialité commune qui constitue leur point d’articulation.
Il y a dans votre livre de très beaux passages sur Les Charmettes, le logis de Jean-Jacques Rousseau et de Madame de Warens, mais aussi sur l’église Notre-Dame du Raincy, décrivant avec précision votre expérience esthétique, en mouvement, de l’architecture. Auriez-vous un exemple d’habitat urbain quotidien vérifiant votre « hypothèse que l’attention à l’articulation entre un espace particulier et les manières de le vivre dessine les contours d’une expérience esthétique partagée », mais aussi que l’architecture est une « expérience totale » ?
Merci beaucoup ! Il est toujours difficile de parler d’expérience esthétique. On court le risque de basculer soit du côté du subjectivisme et de l’anecdotique, soit du côté de l’exposé froid et aride. J’ai pris le parti de décrire des lieux qui m’étaient chers, dévoilant sans détour des impressions intimes, mais en m’attachant précisément aux qualités des édifices à l’origine de mes émotions : matériaux, lumière, volumes, etc. Je suis convaincue que la nature personnelle des émotions éprouvées dans un bâtiment, ne les empêche pas de pouvoir être partagées par d’autres, pour autant qu’elles émanent d’une spatialité pouvant être analysée. Si toute expérience esthétique a bien une telle visée objectivante, il me semble que nous pouvons d’autant plus nous rejoindre les uns les autres sur l’expérience d’un édifice que nous faisons le plus souvent son expérience en commun. Il nous réunit au sens propre et figuré.
C’est pourquoi je ne prendrai pas un exemple d’habitat urbain quotidien au sens strict, mais d’espace public, que ses usagers habitent pourtant bien d’une certaine manière : ils vont pouvoir s’y faire une place. Il s’agit d’une médiathèque municipale que j’aime fréquenter à Chambéry où je réside : la médiathèque Jean-Jacques Rousseau, construite par Aurelio Galfetti en 1992. En Savoie, le philosophe des Lumières n’est jamais bien loin ! J’aimerai particulièrement m’attarder sur l’atmosphère de la coursive du deuxième étage qui surplombe le centre ancien. Elle naît de l’articulation de deux rythmes différents. D’une part, une dynamique fluide résultant de l’absence de cloisons, sous le signe de l’horizontalité. On glisse librement d’un rayon à l’autre, foulant silencieusement un sol en béton ciré, reflétant généreusement la lumière qui pénètre dans le bâtiment par l’imposante façade vitrée. Nous éprouvons alors une impression de facilité où le savoir se donne avec générosité, mais aussi de temps suspendu, où nous pouvons flâner au gré de nos envies, sans attaches ni entraves. D’autre part, une dynamique plus concentrée naissant de la ponctuation régulière de l’espace ouvert par des piliers en béton clair et des tables de travail noires qui invitent à s’asseoir. Le regard peut alors s’évader d’abord vers les façades colorées des immeubles du centre histoire, ensuite vers le sommet du Nivolet qui domine le massif des Bauges. On entend le bruit des pages qui se tournent, le cliquetis des claviers d’ordinateur, on sent l’odeur si caractéristique des quotidiens, en libre accès sur les présentoirs à l’opposé de la façade vitrée. Lorsque l’on s’installe à l’extrémité de la coursive, dans la zone « silence », on éprouve alors une curieuse impression d’être à la fois dans et en dehors de la ville, relié à la vie urbaine et au ballet des piétons qui parcourent l’esplanade de l’entrée, mais aussi protégé de ses turbulences, dans une position privilégiée d’observateur. En prise mais sans être sous emprise, avec une distance salutaire.
On peut donc parler d’expérience totale pour insister sur l’intégration des sensations dans une dynamique processuelle, unificatrice et intensificatrice qui nous dévoile à nous-même selon une certaine tonalité. S’il y a des manières différentes de vivre cet espace qui modulent son expérience, on voit également que, malgré les variations de nos sensations, il existe bien un fond commun. Chaque corps perçoit le même espace, selon des perspectives plurielles mais qui intègrent elles-mêmes le corps des autres usagers. En ce sens, l’expérience de l’architecture a une valeur éminemment politique.
Propos recueillis par Thierry Vilpou