11/08/2024
Livre ; Power
Auteur ; Robert Greene
Chapitre ; 7
Groupe Nouvelle Generation
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LOI
7
LAISSEZ LE TRAVAIL AUX
AUTRES, MAIS RECUEILLEZEN LES LAURIERS
PRINCIPE
Utilisez la sagesse, le savoir et le travail des autres pour
faire avancer votre propre cause. Non seulement cette aide
vous fera gagner une énergie et un temps précieux, mais
elle vous conférera une aura quasi divine d’efficacité et de
diligence. À la fin, vos collaborateurs seront oubliés et on
ne se souviendra que de vous. Ne faites jamais ce que les
autres peuvent faire à votre place.VIOLATION ET RESPECT DE LA LOI
En 1883, un jeune savant serbe du nom de Nikola Tesla travaillait pour
la filiale européenne de la Continental Edison. C’était un inventeur
brillant et Charles Batchelor, directeur de l’usine et ami intime de
Thomas Edison, persuada Tesla d’aller chercher fortune en Amérique,
nanti d’une lettre de recommandation pour Edison lui-même. Pour Tesla
allait commencer une période de malheur et de tribulations qui devait
durer jusqu’à sa mort.
Quand Tesla rencontra Edison à New York, le fameux inventeur l’engagea sur-le-champ. Tesla travailla dix-huit heures par jour pour améliorer
les premières dynamos d’Edison et finit par proposer de les redessiner
complètement. Selon Edison, c’était une tâche herculéenne qui ne
porterait ses fruits qu’après plusieurs années, mais il dit à Tesla : « Il y a
50 000 dollars pour vous… si vous y arrivez. » Tesla travailla nuit et jour
sur le projet et, au bout d’un an seulement, il avait mis au point une version
grandement améliorée de la dynamo, avec des commandes automatiques.
Il alla faire part de la bonne nouvelle à Edison, pensant empocher ses
50 000 dollars. Edison se montra satisfait de l’amélioration, qui allait lui
rapporter beaucoup d’argent ainsi qu’à sa compagnie, mais, quand vint le
moment de parler finances, il déclara au jeune Serbe : « Tesla, vous n’avez
pas compris notre humour américain ! » et il lui offrit à la place une petite
augmentation.
Tesla voulait à tout prix créer un système électrique basé sur le courant alternatif. Edison, partisan du courant continu, non seulement refusa
d’aider Tesla dans ses recherches mais alla jusqu’à les saboter. Tesla se
tourna alors vers George Westinghouse, magnat de Pittsburg qui avait
fondé sa propre compagnie d’électricité. Ce dernier finança les travaux de
Tesla et lui offrit de généreuses royalties sur les futurs profits. Le système
développé par Tesla est encore la norme aujourd’hui, mais, bien que les
brevets aient été déposés en son nom, d’autres que lui en revendiquèrent
le mérite, affirmant qu’ils lui avaient ouvert la voie. Le nom de Tesla se
perdit dans les oubliettes et le public en vint à associer son invention à
Westinghouse lui-même.
L’année suivante, Westinghouse fut racheté par J. Pierpont Morgan,
lequel exigea qu’il résilie le généreux contrat signé avec Tesla.
Westinghouse expliqua à l’ingénieur que sa compagnie coulerait s’il avait à
lui payer entièrement ses royalties ; il persuada Tesla d’accepter un rachat
de ses brevets pour 216 000 dollars – une jolie somme, certes, mais loin des
12 millions de dollars que les brevets valaient à l’époque. Les financiers,
non contents de faire main basse sur les richesses et les brevets de Tesla, lui
avaient volé l’honneur de la plus grande découverte de sa carrière.
Le nom de Guglielmo Marconi est à jamais lié à l’invention de la
radio. Mais peu de gens savent que pour parvenir à son premier résultat
concluant en 1899 – transmettre un signal d’une rive à l’autre de la
Manche –, Marconi avait utilisé un brevet déposé par Tesla en 1897 : tout
son travail dépendait des recherches de Tesla. Là non plus, Tesla ne reçut
ni argent ni honneurs.Or Tesla, inventeur du moteur à induction et du système électrique à courant alternatif, est aussi le véritable « père de la
radio ». Pourtant aucune de ses découvertes ne porte son nom. Il mourut
dans la misère.
En 1917, on annonça à Tesla, devenu pauvre, qu’il allait recevoir la
médaille Edison de l’American Institute of Electrical Engineers. Il refusa.
« Vous me proposez, dit-il, de m’honorer avec une médaille que je vais épingler sur ma veste et qui va me servir à me pavaner pendant une heure
devant les membres de votre institut. Vous voudriez décorer mon corps et
continuer à laisser dépérir mon esprit et les fruits de sa créativité, faute de
reconnaître leur valeur : pourtant c’est en grande partie grâce à eux que
votre institut existe. »
Interprétation
Beaucoup ont l’illusion que la science, parce qu’elle s’intéresse aux phé-
nomènes, est au-dessus des rivalités mesquines qui infestent le reste du
monde. Nikola Tesla était de ceux-là. Il croyait que la science n’avait rien
à voir avec la politique et affichait un certain mépris de la renommée et
de la richesse. Avec le temps, cependant, son travail scientifique en fut
ruiné ; son nom n’étant associé à aucune découverte particulière, il était
impuissant à attirer les investisseurs susceptibles de s’intéresser à ses
nombreuses idées. Tandis qu’il réfléchissait à de nouvelles inventions,
d’autres volaient les brevets qu’il avait déjà déposés et s’en attribuaient
toute la gloire.
Voulant tout faire par lui-même, il s’y épuisa et y consuma ses ressources.
Edison était l’exact opposé de Tesla. En fait, ce n’était ni un penseur
scientifique ni un inventeur. Quel besoin avait-il d’être mathématicien,
déclara-t-il un jour, il pourrait toujours en engager un ! Telle était sa
méthode. En réalité, c’était un homme d’affaires et un excellent publicitaire,
capable de repérer les modes et les opportunités du moment, puis d’engager les meilleurs spécialistes pour faire le travail à sa place. Si nécessaire, il
les prenait à ses rivaux. Pourtant, son nom est beaucoup plus connu que
celui que Tesla et reste associé à plus de découvertes que lui.
La leçon est double : d’abord, le crédit d’une invention ou d’une création
est aussi important, voire plus, que l’invention elle-même. Vous devez vous
assurer que l’honneur vous en revient et empêcher les autres de tirer profit
de votre dur labeur. Pour cela, soyez d’une vigilance impitoyable, et gardez
votre création secrète jusqu’à ce que vous soyez sûr qu’aucun vautour ne
tourne au-dessus de vous. Deuxièmement, apprenez à profiter du travail
des autres pour faire avancer votre propre cause. Le temps est précieux et la
vie est courte. Si vous essayez de tout faire tout seul, vous allez vous ruiner,
perdre votre énergie et vous épuiser. Mieux vaut épargner vos forces,
bondir sur le travail que les autres ont accompli et trouver un moyen de
vous l’approprier.
Le vol est courant dans le commerce et l’industrie. J’ai moi-même
j’ai beaucoup volé. Mais moi, je sais comment m’y prendre.
THOMAS EDISON, 1847-1931LES CLEFS DU POUVOIR
Le monde du pouvoir a la même dynamique que la jungle : il y a ceux qui
vivent de leur chasse, mais il y a aussi une foule de créatures – hyènes,
vautours… – qui vivent de la chasse des autres. Moins imaginatives, elles
sont souvent incapables de faire le travail essentiel à la création du pouvoir.
Elles comprennent cependant très vite que si elles attendent assez longtemps,
elles pourront toujours trouver un autre animal qui fera le travail pour
elles. Ne soyez pas naïf : en ce moment même, tandis que vous trimez sur
un projet, des vautours tournoient au-dessus de votre tête en essayant de
trouver le moyen de survivre et même de prospérer grâce à votre créativité. Il est inutile de s’en plaindre ou de se consumer d’amertume, comme
l’a fait Tesla. Mieux vaut se protéger et entrer dans le jeu. Une fois que
vous avez établi une base de pouvoir, devenez vous-même un vautour et
vous vous épargnerez beaucoup de temps et d’énergie.
Une excellente illustration de la rapacité de certains est l’exemple de ce
qui arriva à l’explorateur Vasco Núñez de Balboa.
Balboa avait une obsession : la découverte de l’Eldorado, la légendaire
cité aux immenses richesses. Au début du XVIe siècle, après bien des épreuves
et au péril de sa vie, il apporta la preuve qu’il existait un immense empire
très prospère au sud du Mexique, dans ce qui est aujourd’hui le Pérou.
En conquérant cet empire, celui des Incas, et en faisant main basse sur
son or, il pouvait devenir le prochain Cortés. Malheureusement, il laissa la
nouvelle se répandre parmi des centaines d’autres conquistadors. Il n’avait
pas compris la tactique : garder sa découverte secrète et surveiller étroitement ceux qui étaient autour de lui. Quelques années après qu’il eut réussi
à localiser l’empire inca, un soldat de sa propre armée, Francisco Pizarro,
le fit condamner pour trahison. Balboa fut finalement décapité. Pizarro
n’eut plus qu’à aller cueillir ce que Balboa avait passé tant d’années à
essayer de découvrir.
L’exemple complémentaire est celui de Rubens qui, vers la fin de sa
carrière, se trouva submergé de commandes. L’artiste avait mis au point un
stratagème : dans son grand atelier, il employait des dizaines de remarquables peintres spécialistes, l’un des vêtements, l’autre des paysages, etc.
Il créa ainsi un vaste atelier où un grand nombre de toiles étaient en même
temps en chantier. Quand un client important venait en visite, Rubens
expédiait ses petites mains dans la nature. Pendant que son visiteur
l’observait du balcon de la mezzanine, Rubens travaillait à une allure
incroyable, avec une fantastique énergie. Le client repartait plein de respect
pour cet homme prodigieux capable de peindre autant de tableaux en si
peu de temps.
C’est là l’essence même de la loi : apprenez à obtenir des autres qu’ils
fassent le travail pour vous pendant que vous en tirez tous les honneurs, et
vous apparaîtrez d’une force et d’une puissance quasi divines. Si vous
voulez absolument tout faire par vous-même, vous n’irez jamais bien loin
et vous connaîtrez le sort de tous les Balboa et les Tesla du monde. Trouvez
plutôt les collaborateurs qui ont les compétences et la créativité qui vous
manquent. Engagez-les et mettez votre nom au-dessus des leurs, ou trouvez un moyen de récupérer leur travail et le faire vôtre.Ils retireront pour vous
les marrons du feu et vous serez aux yeux du monde un génie.
Il existe une autre application de cette loi. Sans jouer les parasites de
vos contemporains, allez puiser dans le passé, cet immense entrepôt de
savoir et de sagesse. Isaac Newton appelait cela « monter sur les épaules des
géants » – il voulait dire par là que ses propres découvertes s’étaient
appuyées sur les exploits des autres. Une grande part de son génie, il le
savait, était son astucieuse capacité à exploiter les idées des savants de
l’Antiquité, du Moyen Âge et de la Renaissance. Shakespeare, quant à lui,
emprunta des intrigues, des personnages et même des dialogues à
Plutarque, entre autres, car il savait que personne ne surpassait la subtile
psychologie de Plutarque et ses commentaires plein d’esprit. Depuis,
combien d’écrivains ont à leur tour plagié Shakespeare ?
Dans la scène du balcon de Cyrano de Bergerac, c’est Cyrano qui
séduit la belle Roxane avec ses paroles précieuses, mais c’est Christian de
Neuvillette qui grimpe cueillir le ba**er si bien demandé.
Nous savons tous que, de nos jours, il est peu d’hommes politiques qui
écrivent eux-mêmes leurs discours. Leurs propres mots ne leur feraient pas
gagner une seule voix ; leur éloquence et leur esprit, quel que soit le sujet,
ils les doivent à celui qui les leur prête. Certains font le travail, d’autres en
tirent les honneurs. Le bon côté de la chose, c’est qu’il s’agit là d’une forme
de pouvoir accessible à tous.
Apprenez à utiliser le savoir du passé et vous apparaîtrez comme un
génie même si vous n’êtes qu’un habile plagiaire. Écrivains qui ont fouillé
la nature humaine, stratèges de l’Antiquité, historiens de la folie humaine,
rois et reines qui ont appris à grand-peine à porter le fardeau du pouvoir :
leur savoir est là, il n’attend que vous ; montez sur leurs épaules. Leur
esprit peut être le vôtre, leur talent aussi, et ils ne viendront jamais
dénoncer votre manque d’originalité. Certes, vous pouvez consumer votre vie
dans un long travail pénible, commettre d’innombrables erreurs, perdre du
temps et de l’énergie à essayer de vous débrouiller à partir de votre propre
expérience – ou bien vous pouvez lever les armées du passé. Comme l’a dit
Bismarck : « Les fous disent qu’ils apprennent par expérience. Je préfère
profiter de l’expérience des autres. »
Image : Le vautour. De toutes les créatures de
la jungle, il a la meilleure part. Il fait sien le
dur travail des autres ; leur échec à survivre devient sa nourriture. Gardez un
œil sur le vautour : pendant que
vous vous tuez à l’ouvrage,
il tourne au-dessus de
vous. Ne le combattez pas, rejoignez-le.A CONTRARIO
Il y a des moments où il ne sera pas très avisé de tirer profit du travail des
autres : si votre pouvoir n’est pas assez fermement établi, vous aurez l’air
de repousser les gens hors des feux de la rampe. Pour être un brillant
exploiteur de talents, votre position doit être inébranlable ou vous serez
accusé d’escroquerie.
Sachez reconnaître quand il faut laisser aux autres une part des béné-
fices. Mieux vaut ne pas se montrer trop avide quand on a un maître
au-dessus de soi. La visite historique du président Richard Nixon en
République populaire de Chine partait d’une idée que lui-même avait eue,
mais elle n’aurait jamais eu lieu sans l’habile diplomatie d’Henry Kissinger.
Pourtant, quand le temps fut venu d’en tirer les honneurs, Kissinger laissa
adroitement Nixon prendre la part du lion. Sachant que la vérité serait
connue plus t**d, il se garda de mettre en péril sa réputation à court terme
en accaparant les feux de la rampe. Kissinger joua ici magistralement
sa partie : il se laissa féliciter par ses subalternes tout en laissant à ses
supérieurs les honneurs de ses propres travaux. C’est ainsi que le jeu doit
être joué.
Eustache Widlou