17/01/2023
AFFAIRE DIEUMERCI KANDA: «JE SUIS SÛRE QUE MON FRÈRE N’EST PAS MORT PENDU DANS UN COMMISSARIAT»
Sa soeur prend la parole.
Nous sommes en Belgique, en 2015. Dieumerci Kanda part déposer plainte dans un commissariat bruxellois pour le vol de sa carte d’identité. Il en ressort mort, quelques heures plus t**d. D’après la police, cet entrepreneur de 41 ans, père de famille, est arrivé ivre. Il aurait été ensuite placé en cellule de dégrisement et se serait pendu. Sa famille, dont sa sœur Nicole, rejette en bloc cette version, dénonce de multiples incohérences et porte plainte contre la police. Après un non-lieu, la famille est repartie de zéro en confiant l’affaire à une nouvelle avocate. En parallèle, Nicole Kanda, styliste et ancienne infirmière, multiplie les apparitions publiques en Belgique. Elle nous livre son témoignage.
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Un soir, en 2015, mon frère sort avec des amis. Il rentre à l’aube, puis se rend compte qu’on lui a volé son porte-feuille. Il part alors au commissariat d’Anderlecht faire une déclaration de perte. Il n’est jamais revenu… Dans la matinée, sa compagne reçoit un appel de la police. «Votre mari est chez nous, entre de bonnes mains, on va prendre sa plainte mais il va rester un peu avec nous.» Quelques heures plus t**d, elle reçoit un second appel de la police, qui lui demande de se rendre à l’hôpital. On l’informe que son mari est dans le coma, qu’il a tenté de se su***der, qu’il s’était pendu. Quand elle arrive sur place, Dieumerci est dans le coma, en état de mort cérébrale. Il décède trois jours plus t**d.
Nous, immédiatement, on n’y croit pas une seule seconde. Ma soeur avait eu mon frère au téléphone la veille, il avait promis à ma maman de déjeuner avec elle. Et c’était un tel bon-vivant ! Non, on n’y croit pas. Je me dis que c’est une mauvaise blague. Et pourtant… J’emmène alors ma belle-sœur au commissariat. Les policiers nous donnent des explications : ils ont dû mettre Dieumerci en cellule de dégrisement car il était alcoolisé et menaçant. Ils l’auraient retrouvé pendu avec son débardeur. On demande à voir la vidéo, les policiers refusent.
Très vite, tout est fait pour le décrédibiliser. Les premiers articles sur mon frère sont à charge. Des journalistes reprennent la communication de la police, le présentant comme une personne saoule et dangereuse. Manque de chance : c’est un entrepreneur sérieux, père de famille, qui ne se drogue pas, tout sauf violent. Son seul tort a été de boire en faisant la fête avec ses amis. Les médias évoquent également cette vidéo qui prouverait le su***de par pendaison mais elle reste mystérieusement inaccessible. Le dossier, lui, est incomplet : absence des notes des ambulanciers, absence de témoins au commissariat, absence du dossier médical… Ce même dossier médical, auquel j’ai finalement eu accès, qui remet sérieusement en cause la version d’un su***de par pendaison avec son débardeur.
«LA MARQUE SUR SON COU CORRESPOND À UN OBJET FIN»
Pour nous, la police cache quelque chose. Il existe trop d’incohérences, et c’est d’ailleurs ce que m’ont dit les médecins à l’hôpital : «Ça ne colle pas, demandez à voir la vidéo, ne lâchez pas.» L’infirmière, elle, m’a conseillé de prendre discrètement des photos de la marque sur son cou, qui correspond à un objet beaucoup plus fin qu’un débardeur. Et pourtant, une autopsie, ordonnée par le parquet, valide la version de la police. Je la conteste, elle diffère trop du dossier médical – je précise que j’ai longtemps été infirmière. Mais dans l’émotion et pour respecter certaines traditions, notre famille abandonne l’idée d’une contre-expertise. Quelle erreur, on aurait dû en faire une.
Finalement, deux ans après sa mort, on nous montre une vidéo : on voit Dieumerci arriver au commissariat et, d’un coup, tout devient noir. L’informaticien du tribunal ne peut rien faire, c’est illisible. On se croirait dans un film hollywoodien. Les audiences sont sans cesse reportées. Tout ça pour apprendre, en 2020, que la juge a prononcé un non-lieu l’année passée, sans même nous convoquer !
Un non-lieu ? Moi, je n’ai aucun doute là-dessus : c’est un crime raciste. Nous sommes nombreux à avoir vécu ça en Belgique. Regardez aussi en France, Assa Traoré et d’autres… Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à chaque fois, on essaie toujours de décrédibiliser les victimes. Ils ont essayé avec mon frère, ils ont échoué. Quand bien même, imaginons qu’il se soit vraiment suicidé : eh bien quoi qu’il arrive, mon frère était sous la responsabilité des policiers. Ils devaient veiller sur sa vie. Alors comment expliquer ce non-lieu ? Non, ce n’est pas acceptable. Récemment, nous avons engagé une nouvelle avocate. Elle attend de pouvoir accéder aux pièces du dossier. On reprend tout à zéro. Nous voulons la vérité.
«JE NE CROIS PLUS EN LA JUSTICE»
Vous savez, j’ai beau habiter à Uccle – un peu comme Neuilly en France, les beaux quartiers bruxellois –, le racisme systémique, je le connaissais avant cette affaire. Le comportement de la police envers les Noirs… On a tous vécu, vu ou entendu des choses… Mais jamais je n’aurais imaginé un tel traitement envers notre famille, y compris par l’institution judiciaire. Après ces cinq années de combat, je ne crois plus en la justice. Non. Je n’y crois pas. Décidément, nous n’avons pas la bonne couleur de peau. Et peut-être que le pire, c’est de voir que la population participe à cela. Tous ces commentaires racistes, en bas des articles ou sur les réseaux sociaux. «Ces gens-là, comme d’habitude, ils ne savent pas se tenir. Oui encore un machin qui a fait ça…» Comme si nous méritions cela ! C’est vraiment dur à vivre.
Face à ce que notre famille traverse, ce n’est plus de la tristesse que je ressens, mais de la colère. De la colère envers une partie des Belges ; de la colère, aussi, face à ce mur qui se dresse devant nous. On ne peut pas faire notre deuil. Ma mère est morte ce mois-ci sans savoir ce qui était arrivé à son fils… Ce que j’ai vu dans ce dossier n’est pas digne d’un pays de droits de l’homme. Sans parler de ces procédures qui durent des années, coûtent cher, nous fatiguent, bloquent cette quête de vérité. Déjà que pour notre famille cela s’avère extrêmement compliqué, alors imaginez pour ceux qui n’ont aucune ressource ! Comment font-ils ? Ils ne peuvent pas, tout simplement.
Par ailleurs, aujourd’hui, quand j’ai un problème, j’appelle la police ou je ne l’appelle pas ? Qu’est-ce que je fais ? Je vais au tribunal ou je ne vais pas au tribunal ? Je fais appel aux institutions ou je règle le problème moi-même ? Et que dire aux enfants de mon frère, lorsqu’ils ont peur en passant devant un commissariat ou en entendant des sirènes de police ? Voilà les questions que nous, minorités, nous posons. Voilà le pays dans lequel on vit. Sauf que maintenant, comme d’autres, je ne laisse plus rien passer. On crie, on dénonce, on dépose plainte. Désormais, je suis beaucoup plus engagée qu’il y a cinq ans. Ma vie n’est plus la même, c’est un nouveau quotidien, éprouvant. Se battre, les avocats, les journalistes, parler, manifester…
La seule chose qui m’a rassurée, c’est de voir la manifestation Black Lives Matter en juin, à Bruxelles. Voir toutes ces personnes blanches marcher à nos côtés, pour nous soutenir, donne de l’espoir. En 2015, il y a eu des manifestations pour mon frère, mais c’était principalement des personnes noires, c’était la communauté. Pour les autres, Dieumerci n’était qu’un Noir, un étranger, un voyou. Là, des gens de tous horizons, notamment la jeunesse belge, commencent à se rendre compte que quelque chose cloche dans ce pays. Alors oui, vraiment, ça donne de l’espoir.
VOUS N’ALLEZ PAS RESTER LÀ SANS RIEN DIRE ?
FAITES VOUS ENTENDRE...
par NICOLE KANDA, 03 NOVEMBRE 2020 dans URBANIA