02/10/2024
Virginie Nguyen Hoang - photojournalistphotographie depuis plus de dix ans des familles à . En 2016, elle publiait "Gaza, the aftermath", un livre sur l'espoir et la reconstruction.
La première image autour de laquelle nous nous sommes réunis pour construire l'exposition "Résonances" a été celle-ci.
Nous sommes sortis secoués de cet échange.
S'en est suivi cette lettre à Yameen:
Sur cette photo, prise en août 2015, tu as un an, Yameen.
Tes yeux mangent déjà le gâteau préparé par ta famille en ce jour spécial qui célèbre ta venue sur terre.
Depuis plusieurs mois, tu découvres l’air, l’eau, les saveurs, les odeurs, les bruits, les textures, les caresses et la chaleur des bras qui t’entourent… Tu as appris à sourire, ramper et tu sais peut-être même déjà marcher.
Aujourd’hui, c’est la fête !
Il y a un deuxième gâteau, peut-être parce que tu es très gourmand ou alors parce que c’est doublement la fête.
Cela fait un an que ta famille attendait cette nouvelle : dans quelque temps, vous aurez une nouvelle maison, financée par la fondation du Qatar.
C’est que ta maison a été détruite pendant la guerre, en 2014.
Tu vis à Gaza, une enclave de 41 km de long sur 7 km de large, placée sous blocus depuis 2007.
Octobre 2023. Tu es un grand garçon maintenant. Huit années ont passé depuis ce moment que Virginie Nguyen Hoang a photographié.
La tendresse de tes proches ne suffit sans doute plus à préserver ton innocence et à voiler le bruit des bombes.
Tu viens de perdre l’une de tes sœurs jumelles nées après toi.
Ta nouvelle maison n’existe plus.
Une énorme partie du territoire gazaoui vient d’être détruite.
Tu fais partie des deux millions de personnes qui ne savent plus où aller et se retrouvent sans eau, sans électricité, sans possibilité de communiquer.
Novembre 2023. Ton grand frère, Abdallah, et les trois quarts de ta famille viennent de mourir dans un bombardement.
Les médias parlent de toi, tu sais. Tu fais partie des « enfants traumatisés » par l’horreur de la guerre.
Chez tes ennemis déclarés, il y a des enfants israéliens, froidement assassinés par des terroristes du Hamas.
Tu n’y es pour rien mais, dans ce monde, on ne sait pas comment éteindre la haine. On grandit avec des idéaux de paix, on cultive l’idée d’un monde meilleur, on apprend le vivre-ensemble à l’école et on tire des leçons de la grande histoire, celle qui a permis l’émergence des pires horreurs comme des engagements les plus porteurs d’espoir et d’optimisme.
Mais la vérité, c’est qu’on espère juste naître dans un coin de la terre qui ne sera jamais touché par la guerre, la famine, la domination, la terreur.
La vérité, c’est qu’on est tellement prêts à tout pour ça qu’on pourrait en arriver à opprimer ou à voir saccager d’autres vies, d’autres territoires au nom de notre sécurité.
La vérité, c’est qu’on est tristes mais qu’on a peur, qu’on est compatissants mais qu’on a aussi nos vies, nos vies à nous, nos enfants à nous.
La vérité, c’est qu’on se sent impuissants.
La vérité, c’est qu’on ne sait pas ou plus quoi dire.
La vérité, c’est que ce qui se passe est impardonnable et qu’on comprendrait que la douleur et l’angoisse extrême attisent la colère.
La vérité, c’est qu’on espère que tu contiendras cette colère, qu’elle ne se transformera pas en vengeance mais que ça peut paraître arrogant, naïf et hors sol d’espérer ça, de loin.
La vérité, c’est que Virginie ne lâchera pas sa lutte contre l’inhumanité mais elle trouve que le livre qu’elle a publié, et dont ta photo d’anniversaire fait partie, est « bon à jeter ». Ce livre montrait l’espoir d’une reconstruction, la vie qui tient malgré tout.
La vérité, c’est qu’on s’inquiète pour toi, et qu’on se demande si tu vas grandir, et dans quelles conditions.
On pense à toi, à ton visage et à ta famille.
On veut continuer à “photo-graphier” - écrire avec de la lumière - mais aujourd’hui, c’est particulièrement dur. Il nous faut ajouter de tristes lignes à ce texte. Nous sommes le 24 décembre 2023. Parmi le flot de messages de « Bonnes fêtes ! », nous recevons un message de Virginie : « Yameen est mort. On n’aura pas eu le temps de savoir ce qu’il allait devenir en grandissant. C’est dégueulasse. »
Texte : Laure Derenne
Photographie : Virginie Nguyen Hoang - photojournalist