09/10/2024
TRACES D'UNE EXPOSITION
DIASPORA ET IMMIGRATION
BATH YOUSSOUF — KRA N’GUESSAN
du 26 juillet au 26 aout 2018
à la galerie HOUKAMI GUYZAGN
Diaspora et Immigration, tel est le thème que décline l’exposition placée sur les cimaises de la galerie HOUKAMI GUYZAGN, des œuvres de deux artistes majeurs d’origine ivoirienne, précurseurs du Vohou-Vohou : BATH Youssouf (1949) qui vit et travaille à Dabou et KRA N’Guessan (1954) qui vit et travaille à Paris. Il ne s’agit pas d’un duel ou d’une confrontation banale de style et d’actes picturaux entre deux artistes pour en déceler le meilleur ou le plus doué, mais d’un dialogue artistique entre deux frères-académiciens, surtout deux références de la peinture et des arts en Côte d’Ivoire qui méritent amplement leur admission à l’Académie des Beaux Arts du Tout-Monde pour la qualité singulière de leur création et pour leur créativité solutionnelle en inter-rétro-action.
Si les deux pionniers de la peinture ont été moulés dans les mêmes matrices académiques, ils ont ensuite opéré des choix singuliers qui nonobstant les réalités et les spécificités de vie d’Abidjan à Paris, n’ont jamais édulcoré la force de leurs travaux, conformément à la pensée et à la philosophie tentaculaire et structurellement rhizomique du VOHOU (eu égard aux cosmogonies, aux civilisations noires et occidentales) ; ce concept inventé dans les années 1970 a depuis fait école en Côte d’Ivoire et dans le monde.
De fait, si nous nous accordons avec Yacouba TOURE dit YAK pour dire que le projet Vohou est : « une thérapie née de la rencontre entre la société traditionnelle africaine et le monde moderne », cela suppose qu’à l’origine l’entrelacement, la coalition et le chiasme culturel, ne se soient pas produit automatiquement (d’ailleurs le sont-ils devenus depuis ?), pire, il pouvait y avoir une superposition de valeurs hostiles et en conflit permanent.
Dans ce contexte, le rôle de ces personnes que nous pouvons nommer qualifier d’embrayeurs de consciences et de cultures est de donner de la dimension et de la corporalité au vide ambiant, à l’abyme culturel et cultuel et au chaos post-indépendance pour retrouver une certaine ontologie africaine. Cette nouvelle posture ontologique s'oppose nécessairement à la négritude (à voir comme processus théorique et intellectuel de préservation d'une culture fantasmatique africaine d’après Patrick CHAMOISEAU), elle est également confrontée à l’ontologie occidentale et même à l’hybridation culturelle et à une certaine idée de la mondialisation aujourd’hui.
BATH et KRA au nombre de tous les précurseurs du Vohou, sont des embrayeurs de cultures ivoiriennes et africaines dans la mesure où ils ont pu donner par la richesse et la profondeur épistémique de leur palette une multiplicité de possibilités salvatrices et oxygénantes vis-à-vis du vide postcolonial potentiel et immédiat dans la conflictualité des valeurs incarcérées ou mises entre parenthèses et des traumatismes issus des nouveaux modèles et codes de pensée.
Selon l’esprit du projet initial du Vohou consigné dans un manifeste, il est à voir ici, en filigrane des œuvres présentées, une double solution de la quête ontologique en contexte ivoirien, quand bien même, celle-ci se propose au spectateur à travers des parfums, des saveurs, des colorations et des constructions en contexte et in situ ; ce qui implique une prise en compte, une influence et une adaptation aux ressources et aux essences du cadre de vie de chacun des artistes au quotidien. De fait, quand l’écriture de KRA s’empreinte de nostalgie et d’anamnèses, tantôt par la récupération et le recyclage ou même la fabrication d’« objets africains » qui l’enchantent et le font rêver (masques, poids à peser l’or, amulettes, totems, portes sculptées Baoulé, Sénoufo, Dogon), dans une variation technique, picturale, mixte et sculpturo-picturale ; l’écriture de BATH privilégie selon lui « la relation de l’homme avec des forces surnaturelles et spirituelles ». On peut y déceler une quête des origines de l’homme à l’aide de symboles catholiques et musulmans mélangés aux fétiches, masques, animaux sacrés et « tâteurs de l’animisme », placés dans une posture poétique et idéalisée du monde.
Voir les œuvres de BATH Youssouf et de KRA N’Guessan est un exercice qui requiert une disposition mentale et intellectuelle particulière, pour diverses raisons. D’abord, leurs œuvres en constante évolution sont chargées de savoirs, notamment de signes, de symboles et d’allégories qu’il est impérieux d’extraire pour en connaitre la substance profonde. Secondement, leurs manières de faire de l’art d’un point de vue académique, puisé à deux écoles majeures dans le monde : les écoles des Beaux-arts d’Abidjan et de Paris — les techniques plastiques qu’ils utilisent, les histoires et les connaissances cumulées du monde d’ici et d’ailleurs qu’ils brassent et déclinent rendent l’exercice critique encore plus ardu – à moins de considérer in fine comme clé de voute, de décodification et de compréhension, le VOHOU-VOHOU, qui tout en s’érigeant d’après ses concepteurs comme une « manière de peindre, un esprit, un courant de pensée », se dresse comme un pont de liaison, une esthétique picturale de jonction et de fusion des langages initiaux et matriciels exprimés, au-delà des choix individuels de vie, faits a posteriori.
Dans la fusion des expressions plastiques des deux artistes, il en résulte cependant une singularité stylistique en vigueur depuis le début du XXe siècle, notamment depuis le Moderne Style (lui-même baigné de solutions premières et de primitivisme stylistique). En cela, l’écriture Vohou, même si elle s’éloigne, selon Kra N’Guessan, de l’esprit de révolte du dadaïsme, pour s’approprier le cri d’alarme de la négritude, rompt doublement avec l’histoire africaine initiale. D’abord parce que le Vohou dispose d’une forme d’esthétique de la rupture d’avec le passé africain intrinsèque et fondamental, même si c’est pour le revisiter d’un point de vue trans-avant-gardiste ; ensuite, le Vohou rompt par procuration avec l’académisme occidental prosthétique qui habite l'artiste académicien dit africain en adoptant a minima les acquis révolutionnaires en vigueur dans l'histoire des arts occidentaux à travers l'enseignement et l’expérience des maitres antillais et français (Serge HÉLÉNON, Mathieu GENSIN, Louis LAOUCHEZ et Jacques YANKEL).
En définitive, cette exposition doit être perçue comme un retour à l’ordre des maitres de la peinture contemporaine en Côte d’Ivoire ; elle permet d’effectuer, d’après DOSSO Sékou (un autre précurseur du Vohou) : « un éclaircissement historique nécessaire à cette recherche plastique de récupération, de re-purification, de re-création et de réhabilitation environnementale ». Les artistes Vohou sont vieux, indéniablement, mais ils ne sont pas encore morts, d'ailleurs, ils bandent encore.
Dr Koffi Célestin YAO
Commissaire de l’exposition
Enseignant-Chercheur à L’UFR ICA
Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY