08/05/2022
Routines médiatiques et ignorance ?
Les missions de la Bundeswehr au Sahel dans le débat public (Bundeswehr = armée allemande)Synthèse de l'étudeAperçu - Des experts du Mali, du Niger et d'Allemagne critiquent les "perceptions simplistes de la réalité" dans l’analyse des médias à propos des conflits du Sahel ;- L'affaiblissement des débats parlementaires suscite l'incompréhension.Il n'y a pas de recherche approfondie sur les opérations militaires, qui se déroulent sur place au Sahel. Il n'y a pas de reportages ni de recherches d'investigation en provenance du Sahel.- Les correspondants font leurs rapports depuis Le Cap, Paris, Berlin et Rabat, distants de 2400 à 6000 km de Bamako, et du Mali.- Les hauts fonctionnaires des gouvernements français et allemand sont les sources d'information dominantes ; les groupes importants d’informations issus d’Afrique n'ont presque jamais la chance de pouvoir s’exprimer- Le problème du "terrorisme " n'est pas étudié en profondeur dans sa complexité.L’information au sens large n’est pas disponible et la promotion continue d'un discours social sur les interventions militaires et les conflits du Sahel ne l’est pas non plus.Préambule éditorial Dans quelques jours, le Parlement allemand va débattre et décider de la poursuite des mandats de l'armée allemande au Sahel. C'est pourquoi l'OBS (Otto Brenner Foundation) a décidé de publier les résultats les plus importants des recherches du journaliste de presse écrite et africaniste Dr Lutz Mükke. Avec la publication préliminaire du résumé, nous voulons soutenir la discussion politique et les processus de décision parlementaires. Nous exigeons du système médiatique une approche beaucoup plus sérieuse des thèmes se référant à la guerre et aux opérations de guerre. La défaite historique de l'Occident en Afghanistan, les catastrophes en Irak et en Libye, la Syrie, la guerre par procuration au Yémen et, enfin, l'escalade actuelle de la guerre entre la Russie et l'Ukraine sont des raisons plus que suffisantes pour que les rédactions professionnalisent leurs reportages sur les crises en cours et la guerre. Cette professionnalisation nécessaire est importante pour les discours démocratiques approfondis et de qualité requise sur ces situations complexes - et donc sur la manière dont la République fédérale d'Allemagne est reliée à ces conflits. (PDG de la Fondation Otto Brenner, Francfort/M. Printemps 2022).-État des lieux Depuis 2013, le Parlement allemand prolonge chaque année les mandats de déploiement de la Bundeswehr au Mali et dans la région du Sahel. La mission de loin la plus importante de la Bundeswehr en cours, dans laquelle 1 100 soldats ont été déployés à l'été 2021, est la Mission multidimensionnelle intégrée de stabilisation des Nations unies au Mali, MINUSMA. En outre, l'armée allemande a un mandat pour la formation des forces armées maliennes dans le cadre du programme de l'Union européenne, EUTM. Des interrelations et des points de contact ont existé ou existent encore avec la Task Force G5, en lien avec la Mauritanie, le Burkina Faso, le Tchad, le Niger, le Mali ; avec l'opération militaire française Barkhane (anciennement Opération Serval) ; la mission militaire allemande Gazelle ; la Task Force Takuba et les présences américaines, entre autres. La MINUSMA est actuellement considérée comme la mission la plus dangereuse de l'ONU. L'objectif est de stabiliser la région et de lutter contre le terrorisme.La méthodeNotre recherche s'interroge sur la manière dont la région du Sahel ainsi que les débats au Parlement allemand et le vote sur l'extension des missions au Sahel en 2021 ont été repris dans les principaux médias allemands. L'étude a examiné les rapports des principaux médias Zeit-Online, FAZ.NET, Bild.de et Tagesschau. Pendant la période allant du 5 avril 2021 au 4 juin 2021. Les présentations vidéo et autres n'ont pas été prises en compte. Les résultats de l'analyse de contenu ont ensuite été discutés avec des experts du Mali, du Niger et de l'Allemagne. Bien que les résultats ne puissent être généralisés, ils sont plus qu'un simple instantané, car ils permettent de tirer des conclusions sur la profondeur du débat public et du journalisme en Allemagne.Résultats de l'analyse des contenusPendant la période étudiée, 41 articles en ligne sur le sujet ont été publiés dans les médias analysés. Le débat parlementaire ne joue pratiquement aucun rôle dans ces reportages. Tagesschau.de, par exemple, a diffusé une information de 95 secondes (19 mai 2021) et en guise de déclaration (...)" le Bundestag a approuvé une extension et un renforcement du mandat de la Bundeswehr pour le Mali" (1er juin 2021). L'influence des agences de presse sur la couverture médiatique analysée est élevée. Environ 60 % de tous les articles sont des reproductions exactes de rapports d'agences ou sont basés sur des documents d'agences. L'agence de presse française AFP et l'agence de presse allemande dPa (Deutsche Presse-Agentur) sont particulièrement influentes. Environ 40 % de tous les articles proviennent également de correspondants. Cependant, ils font leurs reportages depuis Le Cap, Paris, Berlin et Rabat, soit éloignés de 2 400 et 6 000 km de Bamako et du Mali. Aucun des médias étudiés n'a publié leurs propres reportages d’investigation dans la région du Sahel ou des recherches plus complexes, des récits d'investigation ou des storytellings. Les reportages sont fortement inspirés par les nouvelles d’information. Les éditoriaux, interviews, portraits ou revues sur le sujet sont inexistants, seuls deux commentaires figurent parmi les articles. La monotonie prévaut également lorsqu'il s'agit des bureaux travaillant sur les sujets du Sahel : presque toutes les contributions apparaissent dans les départements "Politique" et "Politique étrangère". Les bureaux "Economie" et "Culture" n'ont rien publié sur la complexité du sujet en cours.Tous les articles traitent de la "guerre, de la crise, des coups d'État", avec deux événements qui font la une des reportages : un coup d'État au Mali et la mort du président tchadien. Les activités des forces armées allemandes ne font jamais l'objet d'une recherche approfondie sur le terrain. Les reportages se concentrent géographiquement sur quatre pays : le Mali, la France, l'Allemagne et le Tchad. Dans une moindre mesure, des observations régionales sont faites sur la région du Sahel.La composition des "sources d'information" des rapports sur le Sahel est également discutable. Les représentants de haut rang des gouvernements français et allemand dominent de loin, suivis par les militaires maliens et les représentants de haut rang de l'UE et de l'ONU. Des annonces des organisations régionales ouest-africaines (CEDEAO), de l'Union africaine et des Nations unies sont également reproduites. Ce qui est frappant, c'est qu'environ 60 % de toutes les sources ne sont pas d’origine africaine. Des groupes entiers de sources africaines ne sont pas du tout mentionnés ou seulement dans de rares cas : hommes d'affaires, scientifiques, représentants religieux, artistes, intellectuels, étudiants... Ils ne présentent manifestement aucun intérêt pour les personnes impliquées dans les processus de production journalistique - ni en tant qu'acteurs ni en tant que sources pertinentes. Les organisations d'aide, traditionnellement fortes en communication en Afrique subsaharienne, ne jouent également qu'un rôle marginal. Il en va de même pour les extrémistes islamistes, les terroristes et les divers groupes armés, tels que ceux des Touaregs. Ils apparaissent comme représentant un contexte secondaire menaçant, mais ils ne sont jamais expliqués ou étudiés en profondeur. Dans aucun cas, ils ne sont expliqués plus en détail, bien qu'ils aient été et soient toujours mentionnés comme la raison principale des interventions militaires.Classifications et recommandations des expertsDavid Dembélé, journaliste d'investigation de Bamako/Mali, souligne que les opérations militaires au Sahel devraient considérées étant de "la plus haute importance" en Allemagne. Le fait qu'il n'y ait presque aucune couverture du débat du parlement allemand et qu'il n'y ait pas de recherches et de rapports journalistiques indépendants des quatre médias sur le terrain dans les pays du Sahel constitue pour M. Dembélé une situation de "paradoxe". Les journalistes indépendants et les rédactions devraient s’atteler beaucoup plus à ces sujets très pertinents que sont les opérations militaires, la guerre et la paix, explique Ibrahim Manzo Diallo, rédacteur en chef du groupe Aïr Info et de la station de radio Radio Sahara FM d'Agadez, au Niger. Helmut Asche, professeur émérite d'études africaines et initiateur de l'initiative Sahel de l'Association pour les études africaines en Allemagne (VAD), explique que les prolongations de mandat discutées au parlement allemand sont manifestement considérées comme "des procédures de routine" dans le domaine journalistique, ce qui est et était faux, particulièrement en 2021. Les factions gouvernementales ont, elles aussi, publié leurs propres documents sur le Sahel, tout comme le Foreign Office. Les décisions parlementaires elles-mêmes ne pouvaient être qualifiées comme étant routinières. Le parti des Verts, par exemple, n'a pas voté pour la prolongation du mandat de l'EUTM, ce qui a provoqué des remous à l'ambassade de France à Berlin, qui observe de près les discours sur le Sahel en Allemagne. Le fait que parmi les auteurs des articles analysés ne se trouve pas un seul journaliste africain est commenté par Diallo comme un "mépris" et un affront. Asche fait le commentaire suivant : "Dans la phase de prise de décision politique en Allemagne, nous n'avons même pas invité un auteur africain pour un commentaire", ce qui exprime le "dédain pour le sujet" et montre que les éditeurs "ignorent sérieusement le caractère légitime du nouveau débat sur le post-colonialisme." Diallo fait remarquer que les reportages suivent évidemment toujours les mêmes trames. Cependant, le journalisme a pour tâche de les remettre constamment en question, ce qui ne serait possible que si l'on ne suivait pas constamment la propagande et les annonces des gouvernements, de leurs armées et des organisations internationales. Le fait que des groupes entiers d'Africains importants, tels que des experts, des hommes d'affaires, des intellectuels, des artistes et des représentants religieux n'aient pas la possibilité de s'exprimer est "blessant" et "inacceptable". D'autant plus que les débats menés en Allemagne sur les opérations militaires "affectent directement l'avenir des pays du Sahel", a déclaré M. Diallo. Afin de réduire les "perceptions trop simplistes de la réalité", il faut investir beaucoup plus, par exemple dans des équipes de recherche, dans le déploiement à long terme de reporters et de correspondants de crise et de guerre expérimentés sur le terrain au Sahel, et dans la coopération avec des journalistes africains.ConclusionL'article 1 de la constitution allemande accorde la plus haute priorité à la paix. Les forces armées allemandes étant organisées comme une armée parlementaire, le déploiement de troupes à l'étranger doit être soumis à des processus de consultations d'opinion démocratiques et discursives appropriées. Les débats parlementaires, les informations et discours des médias sont fondamentaux pour de tels débats. Cependant, sur la base des reportages analysés, le public allemand n'a pas été en mesure d'obtenir des informations essentielles sur les débats au Parlement ni sur les événements et le contexte de la région du Sahel. Le fait qu'il n'y ait pratiquement pas eu de discours public sur les interventions au Sahel a certainement aussi été influencé par l’interprétation relativement insuffisante des médias analysés.Cette étude est le fruit d'une collaboration entre l'organisation panafricaine et européenne "Africa Vagabonds" et la "Fondation Otto Brenner", basée à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne. Responsable du projet : Lutz Mükke, journaliste et africaniste, membre fondateur d'Africa Vagabonds, et auteur, entre autres, de l’ouvrage documentaire "Journalists of Darkness", une analyse du reportage allemand sur l'Afrique. Contact : [email protected] : Les médias analysésZeit Online est le site web du plus grand hebdomadaire de qualité en Allemagne, plutôt libéral de gauche, Zeit Online a reçu 114 millions de visites en mars 2022, Zeit print a un tirage de 610 000 exemplaires.FAZ.NET est le site Web du Frankfurter Allgemeine Zeitung, l'un des deux principaux quotidiens nationaux de qualité, plutôt conservateur, FAZ.net a enregistré 88 millions de visites en mars 2022, le tirage de FAZ est de 200 000 exemplaires.Bild.de est le site web du plus grand et du plus influent des tabloïds allemands. Bild.de a reçu 548 millions de visites en mars 2022, le tirage de Bild est de 1,2 million d'exemplaires. tagesschau.de est le site web du plus important programme d'information de qualité en Allemagne du radiodiffuseur public ARD, regardé par une moyenne de 11,6 millions de personnes chaque jour en 2021.