Plus Qu'une Voix

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Plus Qu'une Voix Si la politique est l'affaire de tous, pourquoi laissons-nous quelques-uns la faire pour nous ?

15/08/2021

[EPILOGUE]

Au fond, M. X n’est qu’un citoyen ordinaire.

C’est l’automne. M. X a pris quelques jours de repos après les semaines de lutte auxquelles il a participé. Il est lessivé, n’a plus aucune énergie et a besoin de changer d’air s’il veut reprendre sereinement le travail à la rentrée.

Depuis l’abandon de la révision du code du travail par le gouvernement, M. X est morose : il a perdu toute confiance dans son système politique, il sait désormais que sa parole n’a aucun poids dans les décisions prises au sommet. Alors, plutôt que de faire l’imbécile, il choisit d’arrêter.

Il ne votera plus, ne signera plus de pétition ou de tribune, ne manifestera plus. Tout ça, c’est terminé. On ne peut pas changer le système d’en bas, et on l’a empêché de gravir les échelons vers là où se prennent les décisions, alors que peut-il bien faire ? Il ne sert à rien de combattre pour des causes perdues d’avance.

Et puis, M. X se sent toujours très seul dans sa lutte : les personnes qu’il a croisé pendant les manifestations y venaient pour des motifs très différents, beaucoup ont cessé toute activité politique après l’abandon du projet de révision. Alors que le gouvernement est toujours en place, lui. Des rumeurs persistantes affirment qu’il prépare en secret un nouveau projet visant le statut des fonctionnaires… Bref, maintenant que la pression populaire est redescendue, le président et ses acolytes se sentent à nouveau pousser des ailes.

On ne peut pas compter sur ces gens-là, voilà au moins une certitude que M. X aura retiré de ses aventures. D’ailleurs, il n’a pas l’impression de pouvoir compter sur ses concitoyens non plus : ce sont ceux qui ont recouru à la violence, qu’il rejette sans équivoque, qui ont permis aux opposants du projet de gagner. Tout compte fait, s’il faut passer par là pour obtenir quelque chose, il préfère encore rester fidèle à ses principes, et laisser à d’autres le soin de se battre pour les causes qu’ils estiment encore valables. Pour lui, c’est terminé.

Au fond, M. X n’est qu’un citoyen ordinaire.

14/08/2021

[CHAPITRE 10]

En cherchant à éteindre l’incendie qu’il avait lui-même causé, le gouvernement avait en réalité mis le feu aux poudres : l’annonce du référendum avait été la goutte d’eau pour les opposants au projet de révision, désormais nettement majoritaires dans les scrutages. Au lieu de retourner tranquillement aux urnes, les citoyens continuaient de battre le pavé chaque week-end, tandis que la grève, bien que des négociations se soient ouvertes entre syndicats et gouvernement, ne faiblissait pas.

M. X, sentant l’énergie populaire se renforcer semaine après semaine, continuait de se rendre à toutes les manifestations du samedi. Petit à petit, il reprenait espoir dans l’issue de la lutte qu’il menait aux côtés de ses concitoyens : malgré l’impasse dans laquelle le mouvement de protestation semblait bloqué depuis le début, le fait de voir de plus en plus de monde s’amasser dans les cortèges le rassurait dans la perspective d’un bras de fer de longue haleine avec le gouvernement. Car c’était bien la seule option dont disposait le peuple, les canaux de décision traditionnels s’étant révélés inutiles.

Toutefois, à mesure que les week-ends passaient, il devenait évident que la b***e était toujours dans le camp du gouvernement : c’était lui qui, s’il lui en prenait l’envie, pourrait retirer le projet de révision qui avait été mis en pause pour quelque temps, toujours dans l’espoir d’apaiser les protestations. Tout ce que les manifestants pouvaient faire, c’était maintenir la pression dans la rue. Or, quand il fut clair que le gouvernement ne bougerait pas, certains manifestants se dirent qu’ils n’étaient pas encore allés assez loin et que défiler à longueur de week-ends n’était pas la solution.

Un samedi, alors que le cortège tourne à un carrefour, les premiers manifestants tombent sur un cordon de policiers qui barre la rue. Après quelques instants d’hésitation, les sifflets et les insultes fusent, les agents repoussent sans ménagement ceux qui s’approchent trop près, à l’aide de leurs boucliers d’abord puis, alors que des projectiles leur sont lancés, avec leurs matraques. En quelques instants, la situation est hors de tout contrôle : les pavés et les bouteilles volent en direction des policiers, tandis qu’un épais nuage de fumée créé par les grenades lacrymogènes envahit le carrefour. Dans l’après-midi, la violence se répand comme une traînée de poudre, des voitures sont brûlées, des boutiques vandalisées. Le gouvernement répond par un durcissement du dispositif policier : arrestations préventives, utilisation d’armes controversées…

La tension ne retombe pas dans les semaines qui suivent et, alors qu’on ne l’attendait plus ou presque, le gouvernement fait une annonce retentissante : au vu des protestations d’une majorité de citoyens, le projet de révision est abandonné. Du moins, pour le moment.

M. X voit ses compagnons de lutte exulter suite à cette victoire. Bizarrement, lui n’a pas le cœur à la fête. Oui, il vient enfin de gagner après avoir tant perdu, mais ce que lui et ses concitoyens ont obtenu, ils n’ont pu l’avoir que par la force et la destruction. Est-ce bien toujours une démocratie qui régit la vie politique de son pays ? Quel est donc ce régime où les pavés comptent plus que les bulletins de vote ?

13/08/2021

[CHAPITRE 9]

Après des semaines de manifestations durant lesquelles le gouvernement était resté inflexible, le président affirmant sans rougir et à de multiples reprises qu’il était de son devoir de « prendre les décisions difficiles qui s’imposent pour le pays », le mouvement d’opposition semblait voué à l’échec. Le projet de révision arrivait au bout de son parcours à l’assemblée, ayant été étudié dans les moindres détails par des représentants pour la plupart totalement acquis à la cause du président. Celui-ci de toute façon, ne prenant aucun risque, avait décidé de contourner le processus de vote classique en se servant d’un article de la constitution qui lui permettait de faire passer la révision sans l’accord de l’assemblée.

C’est alors que la grève commença. Ce furent les cheminots qui les premiers cessèrent le travail, bientôt suivis par les professeurs et certains professionnels de la santé. Au départ, et quoiqu’elle causa des perturbations impressionnantes dans les transports et des désordres dans les écoles, la grève ne changea rien à l’attitude du gouvernement. Les cortèges qui arpentaient les rues chaque samedi grossissaient lentement, mais pas de façon spectaculaire.

Il fallut attendre la grève des employés des raffineries pour voir le gouvernement réagir. En quelques jours, le transport de marchandises sur route fut paralysé dans tout le pays. Des dizaines de camions ne pouvaient prendre la route aux horaires prévus par manque d’essence. Les personnes se rendant à leur travail en voiture durent envahir les transports en communs, déjà en grande souffrance. La situation devenait intenable, et les stocks d’urgence que possédait le gouvernement se révélèrent insuffisants.

Alors l’annonce tomba : le gouvernement allait proposer une consultation populaire à tous les citoyens, dans laquelle chacun pourrait se prononcer sur le projet de révision. Le gouvernement promit de respecter la décision du peuple, et de retirer son projet si d’aventure une majorité de citoyens le rejetait.

La mobilisation ne faiblit pas : M. X, comme la majorité de ses concitoyens, avait désormais compris qu’il ne pouvait pas compter sur les promesses de ceux qu’il avait choisi pour le diriger.

13/08/2021

[CHAPITRE 8]

Pour la première fois, en ce samedi de rentrée, M. X a manifesté. Il s’est joint à une grande marche au sein de laquelle se sont retrouvés tous les opposants au texte en train d’être étudié, pour la forme, au sein de l’assemblée des représentants. L’ambiance est pesante : les manifestants savent bien que leur acte est celui du désespoir, qu’ils n’ont presque plus aucune chance de faire reculer le gouvernement. Il faudrait qu’ils soient des millions… Or ils sont tout juste quelques dizaines de milliers à se rassembler place de la Liberté.

Le cortège a parcouru le trajet qui le séparait de l’assemblée en quelques heures, et s’est arrêté à quelques dizaines de mètres du bâtiment où siège l’assemblée. Un impressionnant dispositif policier a accompagné les manifestants tout au long du parcours, et a empêché les plus déterminés de s’approcher trop près des grilles. Au milieu de la foule, M. X ressent des émotions contraires : il est heureux de n’être enfin plus seul dans sa lutte, de sentir tous ces corps et ces cœurs autour de lui qui marchent et battent à l’unisson, tendus vers le même objectif ; en même temps, ce combat qui semble perdu d’avance vaut-il vraiment tout ce vacarme ? On crie, on scande les slogans hurlés à travers les mégaphones, mais pour quoi au fond ?

Jusqu’alors, M. X avait toujours cru qu’il lui restait un moyen d’agir, d’influer véritablement sur les décisions prises dans son pays. Aujourd’hui, il se sent démuni. Cette manifestation, c’est un aveu de faiblesse, c’est la démonstration que le peuple, comme lui, n’a pas su éviter le piège que lui tendait le candidat vainqueur de l’élection et se trouve réduit à crier sa colère dans la rue. Malheureusement, ça n’est pas dans la rue que se prennent les décisions importantes. Cela, M. X l’a bien compris maintenant.

Quelques jours après son passage mouvementé à la permanence, il avait tout de même, au cas où, rédigé une pétition telle que demandée par son représentant. Il avait réussi à la faire signer par plus d’un millier de citoyens, via un groupe sur un réseau social rassemblant des opposants à la révision. Tout en récoltant ses signatures, il s’était rendu compte qu’il existait en fait des dizaines d’autres pétitions similaires à la sienne partagées sur la toile. Chacune récoltait ses signatures avant d’être envoyée aux permanences concernées. Et chaque fois, les auteurs des pétitions fulminaient de n’avoir aucun retour de la part de leur représentant.

Peu de temps avant la manifestation, M. X avait même cosigné une tribune dans le journal local, en compagnie de personnalités défendant la cause des handicapés, dont les protections au travail seraient – entre autres – rognées si la révision venait à être votée. Avoir son nom dans un journal, M. X en aurait été fier il y a quelques mois encore, mais aujourd’hui ! Tout cela lui semble dérisoire.

Le soir, devant le journal télévisé, M. X écoute d’une oreille distraite le présentateur commenter les chiffres de la manifestation du jour : le comptage officiel a dénombré deux cent mille manifestants. Le reportage dure à peine deux minutes, puis on passe au sujet suivant : deux cent mille, ça ne pèse pas lourd pour un audimat de cinq millions.

12/08/2021

[CHAPITRE 7]

M. X cogite. Il cherche un moyen d’arrêter le processus de révision en cours. Il sent bien qu’il n’est pas le seul à rejeter les procédés du gouvernement, qui veut faire passer en force son projet.

Mais comment atteindre ces élites qui semblent sourdes aux protestations de ceux qu’elles sont censées représenter ? Gouvernement et représentants sont désormais élus, et ils le sont encore pour un certain temps. La loi n’a pas prévu qu’on puisse les limoger dans le cas où les électeurs ne seraient pas satisfaits de leurs services.

Alors, M. X se raccroche au principe fondamental du mandat confié à ces élites : représenter, soit porter la parole des citoyens là où sont prises les décisions les plus importantes pour le pays. Or de toute évidence, la majorité de ses concitoyens s’opposent à cette décision prise sans leur accord. Donc, il faut faire remonter ce désaccord vers le haut, vers ces représentants qui pour l’instant font semblant de ne rien entendre.

C’est donc ainsi que M. X se rend un matin à la permanence de son représentant afin de lui transmettre ses doléances. Il s’agit d’une simple pièce au rez-de-chaussée d’un immeuble banal du centre-ville, dont la fenêtre donne directement sur la rue. M. X s’y présente tôt, il s’attend à trouver une file d’attente déjà longue devant le bâtiment, mais il est étonnamment seul lorsqu’il pénètre dans la petite salle qui tient lieu de bureau à son représentant.

Une femme qui semble avoir la soixantaine l’accueille : son patron n’est pas là aujourd’hui, il est en mission diplomatique en Argentine. Elle-même est chargée de gérer les affaires courantes le temps de son absence. M. X sent qu’elle n’a pas vraiment le temps pour lui. Son interlocutrice est pressée, une pile de documents s’entasse sur son bureau au fond de la pièce et le téléphone posé sur le bord ne cesse de sonner.

Il commence maladroitement à expliquer la raison de sa venue : il veut porter la voix de ses concitoyens qui comme lui s’opposent à la révision en cours. Les sourcils froncés, la permanente, qui est entretemps revenue à son bureau et a repris son travail semblant consister à trier les papiers étalés devant elle, lui répond sèchement qu’il doit remplir une pétition et l’envoyer par courrier à l’adresse de la permanence. Pendant qu’elle lui répond, M. X observe qu’elle plonge certains papiers dans une broyeuse dans un coin de la pièce.

M. X est mal à l’aise : d’une voix qui se veut assurée, il demande sous quel délai serait traitée une telle pétition. La permanente lui répond qu’elle ne sait pas, que cela dépend des semaines, que de toute façon cela dépend du sujet de la pétition. M. X s’étonne. Elle lui montre alors un papier pris au hasard dans sa pile : « Tiens, vous voyez ça c’est une pétition qu’on a reçu d’une famille d’agriculteurs il y a quelque temps. Ils réclament je ne sais trop quoi à propos du déversement de déchets dans la rivière qui coule le long de leur champ. Bref, je suis toute seule ici pour gérer des dizaines de demandes comme ça, et ça ne concerne que trois personnes donc je ne vois pas en quoi c’est une priorité. » Sur ces mots, elle glisse le document dans le broyeur, qui en trois secondes le transforme en confettis.

M. X est sous le choc. Alors voilà ce qu’on fait des requêtes pourtant légitimes de ses concitoyens ? Et il faudrait que lui aussi joue le jeu, qu’il prenne gentiment sa feuille et son stylo pour rédiger une pétition qui ne sera même pas lue par son représentant ?

Il s’emporte, il bout de rage, et dans un geste furieux saisit la pile de papiers sur le bureau et l’envoie voler aux quatre coins de la pièce. La permanente pousse des cris terrifiés. Elle appelle au secours, tandis que M. X, dans un état second, saccage la salle tout en réclamant à grands cris de parler directement au représentant, en mission ou pas. Au bout d’une minute, deux voisins alertés par le bruit font irruption dans la pièce et maîtrisent M. X qui, le souffle court, n’oppose pas la moindre résistance.

Une demi-heure plus t**d, il est au commissariat face à un agent qui lui annonce qu’il sera redevable d’une amende de mille euros pour dégradations et menaces envers un élu de la nation. M. X s’est à peine remis de son accès de colère. Oh, il la paiera son amende, mais comptez bien sur lui pour ne pas rester les bras croisés face au mépris de ses mandataires !

10/08/2021

[CHAPITRE 6]

C’est l’été. L’élection qui vient d’avoir lieu a livré son verdict il y a déjà plusieurs semaines : c’est le candidat de la modération qui l’a emporté largement, infligeant un écart de vingt points à son si menaçant adversaire. A l’annonce des résultats pourtant, il n’y a pas eu de grande fête ou de manifestation d’euphorie collective ; simplement, M. X et ses concitoyens – la plupart tout du moins – ont pu dormir tranquilles ce soir-là, en sachant que leurs droits de citoyens n’étaient désormais plus en danger. Enfin, jusqu’à la prochaine fois.

Les quelques mois qui ont précédé ce marathon démocratique ont été éprouvants pour M. X : il a jeté toutes ses forces dans cette bataille qu’il aura mené seul la plupart du temps. Les vacances s’annoncent, des vacances ô combien salutaires pour lui.
Oui, mais voilà : alors que lui et le reste de ses concitoyens attendent avec impatience leurs semaines de repos annuel, il en est un qui n’a pas la tête à ses congés. Le nouveau président, représentant de la nation, compte bien ne pas laisser la chaleur des beaux jours ralentir le rythme plutôt soutenu auquel il compte appliquer ses promesses de campagne.

Chaque semaine, c’est une nouvelle révision qui est annoncée : révision des taxes sur l’alimentation, révision de l’organisation territoriale, révision du financement de la justice… Les annonces s’enchaînent au pas de charge.

D’abord, ce sont des chantiers de peu d’envergure qui ont été lancés. Toutefois, quelques jours auparavant un évènement inattendu s’est produit : un document confidentiel du ministère du travail a fuité dans la presse, révélant une révision d’ampleur du code du travail devant être lancée dans les prochains mois.

Depuis, la nouvelle inquiète : cette révision ne faisait pas partie des engagements du nouveau président pendant sa campagne. Pire, elle semble aller à l’encontre de sa promesse de préserver les droits acquis par les travailleurs depuis des décennies, et rassemblés dans ce code.

Quelques jours plus t**d, le gouvernement n’a d’autre choix que d’officialiser le projet de révision : la rumeur enfle et le mécontentement gronde déjà. Pour justifier son plan, le bras droit du président invoque « l’intérêt supérieur de la nation », qui lui commanderait de prendre des décisions « difficiles mais indispensables » à sa prospérité future. En entendant cela, M. X ne peut s’empêcher de se demander pourquoi diable cet intérêt supérieur n’a pas été mentionné avant l’élection : s’il permet à ses représentants de revenir sur leur parole donnée comme le fait son président, il aurait aimé en être informé plus tôt !

Et le gouvernement ne s’arrête pas là : face à l’opposition d’une large part des représentants élus dont le soutien lui est indispensable, il annonce vouloir utiliser la mesure d’urgence qui permet de se passer de leur vote pour faire valider la révision. En voilà une bonne, se dit M. X : pourquoi diable s’embête-t-on à choisir des représentants lors de campagnes interminables si certains pourront, une fois élus, mettre les autres hors-jeu ?

Et puis, si même ses représentants comptent pour des prunes, qu’en est-il de lui ?

06/06/2021

[CHAPITRE 5]

Il est un peu moins de 22 heures. Depuis bientôt deux heures, la télévision de M. X déverse chaque minute des informations plus ou moins neuves à mesure que les résultats du premier tour parviennent aux rédactions des grandes chaînes. Plus le dépouillement des urnes progresse, plus les présentateurs des éditions spéciales affinent les scores de chaque candidat, au centième de pourcentage près.

Mais M. X ne les écoute déjà plus. Il le sait, ces quelques précisions statistiques ne changeront plus rien à l’essentiel : son candidat a échoué aux portes du deuxième tour. Tout s’est joué dans un mouchoir de poche. Finalement, chaque voix aura compté pour déterminer les deux vainqueurs de ce premier test. Malheureusement pour lui, son candidat se retrouve du mauvais côté, celui des éliminés.

Encore une fois, ses plans sont bouleversés : que faire à présent, alors que ne restent en lice que deux prétendants qui, il le sait, sont l’un comme l’autre très peu préoccupés par sa cause ? Pour une fois cependant, M. X n’en fait pas une maladie : il est clair qu’il n’a pas intérêt à participer à ce second scrutin. Au regard des idées du duo toujours en course, le résultat de l’élection lui importe désormais peu. Dans le fond, il a déjà perdu cette élection. Enfin, ce sera toujours un dimanche matin de gagné ! Alors, M. X peut sereinement mettre un terme à l’intense activité politique qu’il avait déployée jusqu’alors.

Enfin, c’est ce qu’il a cru le temps d’une soirée. Car très vite, les chaînes d’information, les radios, les journaux sont passés du commentaire dépassionné à l’agitation paniquée : sur les deux candidats restants, il y en a un qu’on n’avait pas vu arriver. Ou plutôt si, mais qui n’aurait pas dû passer. M. X, qui a pourtant tout fait pour couper le flux d’informations quotidien, ne peut y échapper car la question préoccupe terriblement ses collègues et proches amis.

Ce candidat, c’est un danger : il représente des idées universellement condamnables, chercherait à briser l’unité de la nation, serait en somme un ennemi non déclaré de la république. Bref, il faut tout faire pour l’arrêter, empêcher son accession aux plus hautes responsabilités. M. X est surpris : certes il ne se sent nullement proche des opinions partagées par ce candidat, mais il ne comprend pas l’emb***ement de ses concitoyens. S’il est si dangereux, pourquoi diable s’en rend-on compte aussi t**d ? Il aurait été plus facile d’éliminer cet ennemi de la démocratie à l’issue du premier tour, si on avait pris la peine d’en informer le public ! Voire même dès la déposition de sa candidature… Après tout, on n’a pas pris de gant pour le mettre à la porte du BANC, lui !

Mais enfin, les jours passent et l’échéance se rapproche : M. X n’échappe pas au sentiment de panique générale qui se répand autour de lui. Certes, l’information n’a pas été partagée à temps, mais si elle était vraie ? S’il fallait en effet, pour que la république survive, dresser une muraille de votes face à la vague tyrannique qui s’avance ? Comment ferait-il ensuite pour faire valoir son opinion, dans le régime autoritaire qui émergerait autrement ? Au moins a-t-il une possibilité de le faire dans le système actuel, et s’il a toujours échoué jusqu’à présent, peut-être est-ce simplement parce qu’il ne s’y est pas pris assez tôt, ou avec les bonnes méthodes.

Alors, à mesure que l’échéance finale se rapproche, M. X se laisse convaincre. Oui, mieux vaut prévenir que guérir, et il ne sera pas dit qu’il aura reculé face à l’appel du devoir : s’il faut sauver la république, il fera sa part ! Et quand vient le jour fatidique, M. X, toujours aussi matinal, déterminé et presque bravache, se rend d’un pas martial au bureau de vote, et glisse dans l’urne le bulletin du candidat qui saura faire front face à ceux qui voudraient faire mourir la démocratie qui lui est si chère.

Pour la deuxième fois, M. X a voté.

30/05/2021

[CHAPITRE 4]

C’est le jour de l’élection. Enfin, c’est plutôt celui du premier tour de l’élection, car celle-ci se déroule en deux temps : aujourd’hui, il s’agit de savoir qui des douze candidats arrivera en première et deuxième positions. Ces deux-là auront ensuite le privilège de s’affronter dans un duel final, et c’est celui qui obtiendra la majorité qui emportera le poste tant convoité.

M. X est heureux de voir enfin ce jour arriver : que de travail accompli depuis plusieurs mois, que de soirées passées à évaluer les propositions de chaque candidat, que de week-ends passés à les mesurer les unes aux autres, pour enfin parvenir à une décision !

Car oui, M. X s’est finalement décidé. Oh, ce n’est pas qu’il ait longuement hésité, une fois qu’il a définitivement connu l’ensemble des prétendants. Pour lui, les choses sont claires : il y a ceux qui ont une chance raisonnable de l’emporter, et ceux sur qui on ne peut raisonnablement pas compter pour gagner.

Certes, il y en a bien un parmi les « petits » qui semble particulièrement préoccupé par la cause chère à M. X : toute une partie de son programme lui est dédiée, et il n’a pas manqué dans ses dernières déclarations de toujours glisser un mot pour les handicapés, qui une fois élu – n’en déplaise aux scruteurs – figureront au premier rang de ses priorités.

M. X le sait, si les chiffres avaient été différents, c’est sur lui que son choix se serait porté. Las, il doit rester lucide, et faire taire son cœur pour faire ce que sa raison réclame. Oui, ce sont bien les scrutages qui ont changé la donne : sans eux, M. X n’aurait pas été aussi bien renseigné qu’il l’est à présent sur l’état de l’opinion de ses concitoyens, et aurait certainement fait le mauvais choix, celui d’un inéluctable perdant. Quelle chance tout de même, se dit-il pour consoler la part de lui-même qui lui crie de revoir son jugement, que d’avoir à sa disposition de tels outils statistiques !

Allons, il est temps de voter, et de voter bien, de voter en étant certain que sa voix, seule au milieu de millions d’autres, va compter comme elle le doit.

M. X s’est levé tôt ce dimanche, il veut aller déposer son bulletin dès l’ouverture du bureau de vote, être le premier dans l’isoloir. Non pas par un enthousiasme de débutant, mais parce qu’il craint un peu au fond de lui que s’il attend trop, il risque de changer d’avis au dernier moment. Il y a déjà eu tant de bouleversements dans son esprit depuis qu’il s’est lancé dans le grand bain de la politique ! A présent qu’il a les idées claires, il ne veut pas se faire avoir par un retournement de dernière minute.

Et voilà, c’est fait. C’était plus rapide que ce que M. X avait imaginé. On prend les bulletins, on entre dans l’isoloir, on en glisse un dans l’enveloppe, on sort, on fait tomber l’enveloppe dans l’urne : « a voté ! ». A cet instant précis, M. X ressent un immense sentiment de soulagement. Maintenant se dit-il, le plus dur est fait.

L’esprit apaisé, M. X se met tranquillement en route vers son domicile.

20/05/2021

[CHAPITRE 3]

Les semaines ont passé.

Depuis son éjection du BANC, M. X n’a pas remis le nez dans un journal, allumé sa radio ou sa télé. Rentré chez lui ce jour-là, il a attrapé au vol tous ses papiers, ses notes et ses calculs qui avaient servi à construire patiemment son précieux programme. Avec dépit, il a lancé les liasses de papier dans sa poubelle, qui a bien vite débordé de tout ce papier noirci avec application. Une fois le ménage fait, M. X s’est laissé tomber sur une chaise, a pris quelques secondes pour reprendre ses esprits, et a trouvé dans sa poche les feuilles froissées qu’il avait présentées au guichet à peine quelques heures plus tôt. Le souffle court, il a entrepris de relire les premières lignes de son programme, les mesures phares qu’il avait soigneusement détaillées. Mais son esprit est encore embrouillé, M. X est sonné d’avoir vu ses espoirs s’évanouir en quelques minutes face à un invisible guichetier. D’un geste las, il repose les feuilles sur le coin de son bureau. Eh bien ! Puisqu’on ne veut pas de lui, il ne va pas s’imposer, et on ne l’y reprendra plus. La politique, c’est terminé !

Enfin, après quelques semaines à ruminer, M. X se reprend. Il n’a pas l’âme d’un déserteur, son passage sous les drapeaux lui a appris que tout obstacle pouvait être surmonté. Enfin, tant qu’on marche sur ses deux pieds. Certes, il ne pourra pas lui-même défendre ses idées. Mais cela ne veut pas dire que rien ne peut être fait pour les faire valoir ! Oui, il se doit de rester optimiste, et sans doute a-t-il seulement besoin de voir les choses du bon côté.

Alors il s’y remet. Il rachète des journaux, rallume sa radio, dépoussière sa télé. A nouveau, il veut comprendre tous les enjeux et trouver celui qui, à défaut d’être parfait, sera le moins mauvais pour porter la parole des éclopés. De fait, les candidats sont maintenant tous connus, et ils ne sont pas nombreux : cinq au total, qui ont reçu le précieux tampon du BANC. Ces cinq-là ainsi que leurs représentants se relaient de plateaux en débats, d’interviews en émissions, et se disputent avec âpreté le terrain de l’information. Il y en a bien un qui semble plutôt sensible à la question du handicap, mais il n’échappe pas à M. X que, si l’on en croit les « scrutages », celui-ci serait à la traîne et aurait bien peu de chances d’être effectivement élu. Décidément, les choses ne cessent de se compliquer !

Les scrutages sont hautement considérés dans les bulletins d’information, il arrive qu’ils fassent la une des grands quotidiens et ils sont toujours largement commentés par les experts du sujet. Ils sont bien pratiques, ces scrutages : grâce à eux, on peut se faire une idée précise de l’opinion des mois avant l’élection. Ainsi, pas de surprise ! Chaque jour, chaque citoyen sait exactement ce que pensent ses compatriotes et peut orienter son vote du côté où celui-ci comptera le plus. Aussi, plus il constate que son favori ne « décolle » pas dans ces enquêtes des plus sérieuses, plus M. X songe à se reporter vers un autre qui plane déjà haut, ne serait-ce que pour que sa voix pèse dans la balance le jour venu.

Toutefois, à un mois du jour tant attendu, M. X a une surprise : il n’y a en fait pas cinq candidats à l’élection, mais douze ! Comment a-t-il pu passer à côté de plus de la moitié des prétendants ? Se seraient-ils déclarés au dernier moment ? Mais non, ils semblent qu’ils fassent campagne depuis au moins aussi longtemps que les autres. Simplement, une nouvelle règle du jeu vient d’entrer en application : tous les candidats disposent à présent, et jusqu’au bout de la campagne, d’un temps de parole strictement égal, décompté à la seconde près. Alors forcément, on en entend parler. Voilà qui change tout ! Ce sont autant de nouveaux programmes que M. X va devoir éplucher d’ici à l’élection, autant de mesures à évaluer et de cachets d’aspirine à avaler…

Mais d’ailleurs, se demande-t-il, pourquoi ne voyait-on pas jusqu’ici ces candidats-surprise apparaître sur les courbes gracieuses des scruteurs ? Etaient-elles à ce point proches du zéro pour qu’on ne les distingue pas à l’écran ? Oui, se dit M. X, c’est l’explication la plus raisonnable. Après tout, ces experts du scrutage sont des gens qui parlent chiffres à longueur de journée, ils savent certainement bien compter.

En tout cas, M. X aura tiré une leçon de cet évènement inattendu : il faut compter pour être entendu.

09/05/2021

[CHAPITRE 2]

M. X s’est décidé : puisque personne ne semble prendre son cas au sérieux, il va lui-même se présenter. Ce n’est pas que l’idée l’enchante particulièrement : il n’a que peu de temps et de moyens financiers à consacrer à cette entreprise, son travail de comptable étant des plus prenants. Qu’importe, il est prêt à sacrifier ses soirées, ses week-ends et même ses pauses déjeuner s’il le faut ! Chaque parcelle de temps disponible doit être utilisée pour mener à bien ce projet.

M. X se prépare, il organise ses idées, les met au propre, se fait relire et corriger, ébauche un premier programme, le froisse, le jette, s’y remet, noircit des pages et des pages avant de toucher à son but : en trois pages, les grands principes, les principales idées, les mesures emblématiques sont ramassées. M. X relit ces trois bouts de papier, il les relit encore et encore : c’est que ce papier sera le gage de sa crédibilité, lorsqu’il sera face à ses concitoyens ! Il s’agit de convaincre par son sérieux, son exhaustivité.

Enfin, le voilà prêt à se déclarer ! Pour faire campagne, encore faut-il officialiser son intention d’y aller, et cela passe par quelques formalités au Bureau d’Admission des Nouvelles Candidatures, auquel il se rend par une matinée joyeusement ensoleillée. M. X a le cœur léger : il sent que c’est là le point de départ d’une nouvelle aventure, dont il ne sait pas trop où elle va le mener, mais pour laquelle il nourrit bien des espoirs.

Il entre dans le bâtiment, plutôt grand, six étages et, délicate attention, accès handicapé. Dans le hall, un vigile l’accueille et lui désigne le couloir menant au guichet des candidatures. Suivant ses indications, M. X se retrouve dans une salle exigüe, mal éclairée, où la faible lumière du qui pénètre n’éclaire guère que la poussière en suspension dans l’air. M. X jette un regard circulaire dans la salle : juste à sa gauche, un banc porte l’inscription « BANC DES POSTULANTS ». Il est bien là pour postuler, et s’assoit donc aux côtés d’un quidam à l’air plutôt angoissé. M. X patiente, et bientôt son voisin de banc est appelé par le guichetier, dissimulé derrière une vitre teintée. L’homme s’approche, semble hésiter et, arrivé au guichet, extirpe de sa sacoche une liasse de papiers, qu’il pose sur le rebord. Après un instant, tendant l’oreille depuis son banc, M. X entend ce qui ressemble à des supplications du postulant, auxquelles répondent les injonctions sèches, acerbes du guichetier. Enfin, après de longues et vaines minutes de négociation, l’homme récupère pêle-mêle sa liasse que lui rend le guichetier, et sort prestement de la salle surchauffée.

Il a à peine le temps de passer la porte que M. X est appelé. Arrivé face au guichetier, il explique en quelques mots l’objet de son déplacement. Depuis l’intérieur de la cabine, seule la voix du guichetier lui parvient : « Vos parrainages, s’il vous plaît ». M. X reste interdit : il lui semblait bien qu’il suffisait de se déclarer pour voir son affaire validée… Il interroge le guichetier, qui lui répond simplement qu’il doit réunir un minimum de trois cents parrainages d’élus pour avoir le droit de se présenter. Des élus ? Mais M. X n’en connaît aucun ! En plus, la date limite de dépôt des candidatures est dans un mois à peine. Après un rapide calcul, il réalise que même en y passant ses nuits, il n’est pas sûr de pouvoir en trouver la moitié ! Il baisse les yeux sur son programme de trois papiers : c’est cent fois cela qu’il lui faudrait ! Rougissant, M. X comprend au silence du guichetier que son tour est passé. Il se retourne lentement et reprend le couloir par lequel il est entré.

En sortant du bâtiment, désemparé, M. X aperçoit l’homme qui l’a précédé au guichet, tristement assis sur un banc public, et qui semble sangloter. Il s’approche, se sentant comme solidaire de la peine de cet inconnu lui aussi rejeté, et vient à nouveau s’asseoir à ses côtés. Le reconnaissant, l’homme ne peut retenir un ricanement et, avec une pointe de désespoir dans la voix, lui demande : « Il m’en manquait tout juste douze et ils ont quand même refusé. Et vous, vous en aviez combien ? »

M. X ne répond pas, perdu dans ses pensées. En soupirant, son voisin ajoute :

- Vous voyez, nous voilà tous les deux sur le banc des recalés.

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