03/04/2024
*Directeur de la publication : Marwane Ben Yahmed*
*Affaire du « Pablo Escobar du Sahara » : ce « Chiragate » qui ébranle le Maroc*
Au Maroc, le scandale provoqué par les confessions d’El Hadj Ahmed Ben Ibrahim est loin d’avoir livré tous ses secrets. Après le temps des coupables, voici venu celui des complices…
Nina Kozlowski
« PABLO ESCOBAR DU SAHARA », LA BOMBE À RETARDEMENT (1/3)
À El Jadida, du fond de sa cellule, El Hadj Ahmed Ben Ibrahim, alias le « Malien » et rebaptisé le « Pablo Escobar du Sahara » par Jeune Afrique, a longtemps mûri sa vengeance. Arrêté en 2019 par les agents du Bureau central d’investigation judiciaire (BCIJ) pour trafic de drogue (40 tonnes de résine de cannabis avaient été saisies à bord de camions lui appartenant, sur une aire d’autoroute, à El Jadida), ce baron de la drogue au Sahel et en Afrique de l’Ouest a toujours clamé son innocence, et cru que ses complices marocains, très influents, lui viendraient en aide.
Or ces derniers l’ont lâché et ont même profité de son incarcération pour faire main basse sur son argent, sur ses biens immobiliers, ses voitures, son réseau et ses affaires. Alors, le « Malien » les a « balancés ».
Au cours de l’année 2023, il a déposé huit plaintes contre Abdenbi Bioui, magnat du BTP et président de la région de l’Oriental (sous les couleurs du Parti Authenticité et Modernité, PAM), ainsi que contre Saïd Naciri, président du Wydad Athletic Club (WAC, l’un des clubs de football les plus prestigieux du Maroc) et président du conseil préfectoral de Casablanca, la capitale économique du pays.
Dans un premier temps, ces plaintes sont restées lettre morte. Après tout, peut-on vraiment accorder du crédit à la parole d’un narcotrafiquant ? Mais, au début de l’été 2023, les agents de la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ) de Casablanca consentent à recueillir sa déposition. Les auditions s’enchaînent à un rythme irrégulier, et durent parfois pas moins de huit heures.
*Hammouchi suivait l’affaire de près*
À l’époque, une source proche du « Malien » confiait à JA qu’Abdellatif Hammouchi, patron du renseignement marocain, actuel chef de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), suivait de près les échanges entre le baron de la drogue et ses propres agents. Des échanges pris très au sérieux, et qui ont donné lieu à l’ouverture d’une enquête que dirige le capitaine Noureddine Najih au sein de la BNPJ, l’une des trois branches de la DGSN.
Ce policier chevronné, qui a intégré la DGSN en 2000, est justement un spécialiste des affaires liées au trafic de la drogue et à la criminalité financière. Le 22 juin 2023, notre source affirmait à JA que la BNPJ avait déjà Abdenbi Bioui et Saïd Naciri en ligne de mire.
Le parquet de Casablanca, que dirige le procureur général du roi, Salah Tizari (nommé en novembre 2022 et réputé pour sa célérité), a alors déployé les grands moyens pour vérifier la véracité des accusations du « Malien ». Six mois plus t**d, le 22 décembre 2023, 25 personnes étaient placées en détention provisoire. Parmi elles, des policiers, une notaire, un ancien parlementaire, et, surtout, Abdenbi Bioui et Saïd Naciri, mis en examen pour trafic de drogue (ou participation à ce trafic), spoliation immobilière, blanchiment d’argent, recel, abus de pouvoir, faux et usage de faux.
Le « Malien » a raconté au capitaine Najih s’être allié, à partir de 2006, à Abdenbi Bioui, fondateur de Bioui Travaux (une société de BTP), dans la région de l’Oriental. À cette date, le narco du Sahel et le magnat du BTP décident de se lancer, ensemble, dans le trafic de résine de cannabis (« chira ») produite au Maroc, et de l’acheminer en Algérie, en Libye, en Égypte, au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Entre 2006 et 2015, les deux associés auraient écoulé pas moins de 200 tonnes de chira.
Entre-temps, aux alentours des années 2010, Abdenbi Bioui présente Saïd Naciri au « Malien ». Aux dires du trafiquant, Naciri deviendra le « responsable de la logistique et des affaires publiques » au sein de son réseau marocain. Autrement dit, il veille au bon déroulement des opérations et s’assure qu’elles ne seront pas interrompues par un contrôle de police ou de gendarmerie.
Cette période coïncide avec le moment où Bioui, jusque-là sans carrière politique notable, est coopté au PAM, en 2011, puis élu président de la région de l’Oriental en 2015. Membre du PAM depuis sa création en 2008, Naciri est, quant à lui, élu député de Zagora (sud du Maroc) en 2011.
*La naïveté d’El Hadj Ahmed Ben Ibrahim*
En 2012, par le biais de la société El Fassi Brothers Al Kabida, le « Malien » importe plusieurs Gonow, des camions utilitaires chinois, dans le royaume. Naciri s’engage à lui obtenir une autorisation de mise en circulation, mais ne tient pas sa promesse. En 2014, par dépit, le « Malien » se résout à revendre pour trois fois rien ses camions à Bioui et à Naciri.
En 2013, dans le cadre d’une vaste opération de blanchiment d’argent, il achète à Bioui plusieurs biens immobiliers : une luxueuse villa, située dans le quartier Californie, à Casablanca, un duplex, lui aussi situé dans la capitale économique, et 28 appartements dans la marina de Saïdia, une station balnéaire de l’Oriental.
La même année, le « Malien » – dont la mère est d’origine marocaine – cherche à obtenir une sorte de certificat prouvant la noblesse de ses origines (il prétend descendre du Prophète). Saïd Naciri l’emmène chez lui, à Zagora, le met en relation avec une confrérie religieuse, la zaouia Naciria, afin que celle-ci lui délivre le précieux sésame, et lui fait débourser 1,5 million de dirhams pour financer un festival et faire un don à la confrérie. À partir de ce moment-là, Bioui et Naciri comprennent qu’ils ont affaire à un narco, certes, mais que ce dernier est un brin naïf. C’est ainsi que l’étau se resserre autour du « Malien ».
En 2015, alors qu’il est sous le coup d’un mandat d’Interpol, le « Malien » est arrêté dans le désert de Mauritanie. À bord de son véhicule, on trouve 3 tonnes de cocaïne. Il écope de quatre années de prison ferme. Pendant ce temps, Bioui – désormais rodé à l’exercice et en contact avec d’autres trafiquants de drogue du continent – poursuit le business de la chira.
En 2019, sa peine purgée, le « Malien » revient au Maroc avec l’objectif de « se refaire » et, surtout, de récupérer 3,3 millions d’euros que Bioui et Naciri ne lui auraient jamais remboursés. Mais, à son arrivée à l’aéroport Mohammed-V de Casablanca, il est cueilli par les agents de la BCIJ, et condamné à dix ans de prison ferme pour le trafic de 40 tonnes de chira, saisies sur l’aire d’autoroute de Bir Jdid (El Jadida) dans ses fameux camions chinois.
Du fond de sa prison, le « Malien » est persuadé que ses associés vont lui venir en aide. Naciri lui promet même de le faire transférer au Mali, son pays natal, avec l’aide d’Abdellatif Ouahbi, actuel ministre marocain de la Justice et ex-patron du PAM. Bien sûr, il n’en sera rien.
*Le piège tendu par Bioui et Naciri*
D’après le « Malien », Bioui et Naciri lui auraient tendu un piège en utilisant trois camions chinois qu’ils auraient sciemment laissés au nom de sa société. Une fois le « Malien » neutralisé, ses acolytes l’ont dépouillé de ses biens immobiliers – dont la villa de Casablanca, désormais enregistrée au nom de Naciri.
Au cours de ses six mois d’enquête, et sur la base de très nombreux témoignages, perquisitions, triangulations et analyses des données mobiles, numériques et bancaires, la BNPJ est parvenue à confirmer les dires du « Malien ».
Parmi les éléments matériels probants : deux camions chinois et plusieurs tonnes de drogue saisies dans deux fermes familiales appartenant à Bioui, dans l’Oriental ; la preuve, grâce à la triangulation, que Naciri a rencontré le « Malien » chez l’épouse de ce dernier, la chanteuse Latifa Raafat (ils ont divorcé depuis), à Rabat, le 17 décembre 2013. À cette occasion, Naciri aurait touché 350 000 euros pour avoir facilité le transit de 15 tonnes de chira vers l’Égypte. La BNPJ aurait enfin acquis la preuve de toutes les malversations destinées à spolier le « Malien » de sa villa, dans laquelle Naciri a fait installer des dizaines de caméras pour filmer ses « invités » lors de « parties fines ».
Cette affaire, qui a révélé l’existence d’un système politico-mafieux au coeur du royaume, a provoqué une onde de choc dans l’opinion comme dans les milieux politiques. Elle soulève, surtout, plusieurs questions. Comment des personnages tels que Bioui et Naciri ont-ils pu connaître une telle ascension et commettre leurs méfaits en toute impunité ? Ni l’un ni l’autre n’a été plus loin que l’école primaire. Si l’origine de leurs fortunes respectives demeure obscure, elles n’en ont pas moins régulièrement servi à renflouer les caisses du PAM et du Wydad (en 2022, Naciri a fait un don de 21 millions de dirhams au WAC). Et, au sein du microcosme politico-médiatique marocain, chacun s’accorde à dire qu’aucun des deux ne brille par son intelligence…
Et pourtant, Abdenbi Bioui a régné de longues années sur l’une des régions les plus stratégiques du royaume, frontalière avec l’Algérie. Sa société, Bioui Travaux, a décroché les plus grands marchés publics (ministère de l’Équipement, Autoroutes du Maroc, Office national des chemins de fer, Marsa Maroc, etc.). En 2019, il avait été condamné à un an de prison pour détournement de fonds publics, pour des faits remontant à 2010, avant d’être acquitté en cassation.
Influent, riche, très discret dans les médias, Bioui était un homme de réseaux, proche de Mohamed Cheikh Biadillah (ex-ministre de la Santé), de Mustapha Bakkoury (président de l’Agence marocaine pour l’énergie durable, Masen) et d’Ilyas El Omari, cofondateur du PAM avec le conseiller royal Fouad Ali El Himma.
*Le PAM au centre des soupçons*
L’enquête de la BNPJ a démontré que le « Malien » avait réussi à blanchir 80 millions de dirhams, principalement par le biais de virements effectués sur des comptes liés à la filiale marocaine de la Société Générale. Le tout sans éveiller les soupçons des banquiers… Dans l’Oriental, l’omerta est totale depuis son arrestation, y compris parmi ses détracteurs d’hier (avocats, journalistes, militants associatifs) – signe qu’il continue à faire peur.
En plus de présider le Wydad et le conseil préfectoral de Casablanca, Saïd Naciri a fait pendant très longtemps la pluie et le beau temps au sein du PAM, décidant de façon arbitraire qui pouvait se présenter dans les circonscriptions de la capitale économique, quitte à coopter de troubles personnages. Parmi eux, Adyl Ouali, gérant de la société Emdo Building, impliquée dans plus d’une dizaine de cas de spoliation immobilière. Naciri a tenté de le faire entrer en politique sous les couleurs du PAM aux élections partielles de l’arrondissement d’Aïn Chock, à Casablanca. En vain. Puis, il a songé à le nommer président par intérim du WAC.
Tout comme Bioui, Naciri est un proche d’Ilyas El Omari. Dans un entretien accordé à JA, il se vantait même d’enchaîner les « apéros zoom » avec l’ancien patron du PAM pendant les périodes de confinement, durant la pandémie de Covid-19.
Pourtant, l’affaire du « Pablo Escobar du Sahara » paraît désormais se heurter à un plafond de verre. Même si l’information judiciaire se poursuit, il semble de moins en moins probable qu’elle conduira à de nouvelles arrestations, ni même qu’elle dévoilera toutes ses ramifications. 5
Difficile de croire que Bioui et Naciri ont pu développer un trafic de drogue d’une telle ampleur sans bénéficier de solides appuis. Beaucoup font le parallèle avec « l’affaire Tabit », du nom d’un commissaire marocain condamné à mort et exécuté, en 1993, pour avoir violé et filmé à leur insu plus de 1 000 jeunes femmes. La défense avait en sa possession des éléments matériels impliquant des complices très haut placés, mais aucun n’a jamais été inquiété.
Le 12 février dernier, le YouTubeur Reda Taoujni a été placé en détention provisoire à la prison d’Aït Melloul (Agadir) à la suite d’une plainte du ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi et, le 23 février, condamné à deux ans de prison ferme. Le jeune homme avait publié plusieurs vidéos dans lesquelles il s’interrogeait sur le rôle joué par le ministre dans l’affaire du « Malien ».
En effet, Ouahbi – qui a d’ailleurs renoncé à se porter candidat pour un second mandat à la tête du PAM – a été l’avocat d’Abdenbi Bioui et de Saïd Naciri avant sa nomination au gouvernement, en plus d’avoir été leur « patron » au sein du parti. Interpellé au Parlement, à la fin de janvier, sur l’opportunité d’adopter une loi pour lutter contre l’enrichissement illicite, il s’était contenté de répondre : « La corruption a toujours existé au Maroc, les gens sérieux aussi. »
*Vers un code de déontologie ?*
En 2021, le ministre de la Justice avait retiré un projet de code pénal qui contenait un article consacré à la criminalisation de l’enrichissement illicite. Dès le 24 décembre 2023, au lendemain de la mise en détention provisoire de Bioui et de Naciri, le parquet de Casablanca a, lui aussi, sifflé la fin de la récréation.
Dans un communiqué, le procureur général du roi avait alors annoncé avoir ordonné l’ouverture d’une enquête sur la diffusion, dans les médias, « d’informations erronées » relatives à l’affaire du « Malien ». Ce 19 janvier, à l’occasion du 60e anniversaire de la création du Parlement, le roi Mohammed VI a, de son côté, donné deux ans aux parlementaires pour mettre en place un code de déontologie contraignant pour les deux Chambres du pays.