09/09/2021
Réflexion sur le départ massif des Haïtiens vers l’étranger
Les vagues de migration aujourd’hui sont très fréquentes partout à travers le monde. Pour des raisons d’ordre économique en majeure partie, beaucoup de gens laissent leur pays natal pour s’installer dans d’autres pays qui offrent des opportunités toutefois mesurables. Cette dynamique devient, pour les pays dits pauvres, une lueur d’espoir dans leur misère atroce. Pour nous autres en Haïti, elle est perçue désormais comme une issue pour les jeunes qui souhaitent un avenir meilleur ou un futur plus ou moins garanti. En observant cette situation, des interrogations nous paraissent fondamentales : comment peut-on expliquer cette vague de migration de nos compatriotes vers les terres étrangères? Ne s’agit-il pas d’un complot habilement fomenté pour forcer nos concitoyens à quitter leur territoire historiquement glorieux et symboliquement particulier ? Dans l’affirmative, quelles seraient les possibles mains cachées derrière ce coup ?
En réalité, Haïti est un pays d’émigration ; et cela remonte à l’occupation américaine, avec la migration de nos compatriotes vers les terres cubaines et dominicaines. Quelques années après, plus précisément avec la dictature des Duvalier, le pays a connu une autre vague de migration. Il s’agissait surtout de la fuite d’un groupe de cols blancs vers des territoires étrangers, dont le Québec en particulier. À coté de ces vagues de migration, il existait un nombre important de départs personnels, surtout vers les terres américaines. Mais, de nos jours, la situation dégénère, car les faits paraissent plus que jamais saillants. On assiste à une masse importante de gens laissant le pays, et ce, pour se rendre dans n’importe quel autre pays, sans rien regretter, et qui ne manifestent aucune volonté de retourner à la terre d’Haïti, disent-ils, maudite.
Pour expliquer les mobiles de cette mouvance, on peut considérer, en tout premier lieu, la répulsivité du territoire. Le pays parait, aujourd’hui, un espace quasiment invivable, bien entendu, pour les gens de la classe moyenne et du lumpenprolétariat. Tout ce qui a rapport au bien-être se révèle presque inexistant. C’est la misère, la souffrance et même la mort garantie pour la grande majorité des citoyens. Avec l’inexistence des services sociaux de base, l’absence totale de véritables politiques publiques, auxquelles s’ajoutent l’incapacité et la rapacité de la classe politique et économique, le pays s’effondre de plus en plus et le peuple meurt à petit feu. Mis à part ces faits avancés, l’exacerbation accrue de l’insécurité, en complicité avec les gens à la tête de l’État, augmente considérablement le quotient de mortalité. Donc, dans cette condition où l’on s’efforce de survivre au lieu de vivre, le territoire devient, pour les gens délaissés, un fardeau qu’il faut déposer, une prison de laquelle il faut s’évader et un enfer à fuir coûte que coûte.
En deuxième lieu, l’entente entre les dirigeants politiques magouilleurs et la bourgeoisie compradore se trouvant dans le pays, rend de plus en plus vulnérable la masse populaire. Ils s’accaparent, comme des vautours, des richesses du pays, et se comportent comme de véritables belligérants en face de tout développement réel du territoire. Dans ce schéma de domination, le peuple ne voit plus son avenir, ni son bien-être. Face à cette alliance malencontreuse contre les habitants de la terre de Dessalines, les démunis du territoire sortent catégoriquement de l’équation. Leur unique alternative devient la recherche d’un refuge sur des terres étrangères.
En effet, cette dynamique de migration n’est pas le simple fruit du hasard, encore moins la résultante d’une grande mobilité internationale par rapport à l’accessibilité facile aux moyens de circulation. Le problème va beaucoup plus loin. Alors, on s’interroge sur les potentielles mains cachées derrière cette anormalité. Pour bien dire, je n’ai pas la prétention de culpabiliser un individu ou une institution. Toutefois, on peut identifier les bénéficiaires de cette vague de migration pour parvenir à une conclusion logique.
Dans le système économique mondial, les jeunes bras constituent un atout pour les capitalistes. Les géographes parlent de dividende démographique. Car, les jeunes qui sont en âge de travailler peuvent être une richesse pour l’économie d’un territoire, s’ils ont la force physique nécessaire pour les travaux à effectuer. Il est important de signaler qu’à l’ère de la mondialisation, l’économie capitaliste se base en partie sur l’internationalisation du capital, la formation des oligopoles mondiaux et les rivalités oligopolistiques, la répartition internationale du travail, tout en conservant la maximisation des profits. À cet effet, la division internationale du travail facilite la tache aux géants capitalistes et à ceux qui se lancent dans un processus d’intégration du panthéon. Elle définit le rôle de presque chaque pays dans ce « système-monde ». Il y a des pays qui jouent le rôle de fournisseurs de matières premières pour les industries, et d’autres représentent les pourvoyeurs de mains d’œuvres pour les grandes économies capitalistes. Donc, dans cette répartition du travail, on doit se questionner sur le rôle de l’ancienne terre de liberté. L’histoire nous rapporte quelques brins d’éclaircissement. Car, selon les écrits de l’historien Georges Eddy Lucien, Haïti a déjà fait partie de cette division internationale comme pourvoyeuse de main d’œuvre vers la première moitié du 20e siècle, plus précisément avec l’occupation américaine du territoire. Les occupants, en complicité avec la bourgeoisie locale de l’époque, s’arrangent pour rendre le territoire répulsif en orientant la main d’œuvre paysanne vers les terres dominicaines et cubaines, fournisseuses, elles mêmes, de matières premières. Cette approche historique nous montre fort bien la place qu’Haïti a eue dans cette division internationale du travail. Maintenant, il faudrait savoir si les réalités du passé sont les mêmes aujourd’hui, pensant à la première république noire indépendante du monde.
Une simple analyse nous laissera voir que, pour se faire une bonne santé économique, les pays industrialisés se mettent à la recherche d’une main d’œuvre à bon marché. Nous avons une population jeune en quête partout d’une vie plus ou moins stable. En ce sens, elle se dirige vers des horizons étrangers qui constituent pour elle une sorte de refuge financier, et elle se trouve dans l’obligation de ne pas refuser les offres désagréables qui lui sont faites.
Sur le plan national, la population ne parait pas vraiment importante pour l’Etat. D’ailleurs, selon toute vraisemblance, elle constitue un obstacle pour les politiciens pillards qui espèrent partager le gâteau entre eux. En temps normal, cette jeunesse devrait être un atout pour l’Etat haïtien. Mais le comportement de ce dernier montre clairement que les jeunes sont plutôt un ennui dont il faut se débarrasser. Ils ne font pas, en réalité, partie des programmes de l’Etat qui, face à son incapacité de répondre aux différents besoins de la population, ne fait que la mettre dans une situation pour l’encourager à fuir le pays. Cette politique de chasse est même encouragée par des gens avisés qui la voient comme une alternative, par rapport à la montée démographique et l’absence de volonté réelle de l’Etat de prendre en charge les exigences de la population.
Donc, le premier Etat n***e qui a combattu avec courage et fierté pour arracher sa pleine et entière indépendance, se trouve aujourd’hui à la merci de ces anciens oppresseurs. En défiant le système colonialiste, son sort, semble t-il, était déjà décidé. Le processus d’occultation de l’apothéose de 1804 ne se limite pas seulement au niveau de l’historiographie occidentale, elle se manifeste également dans le sort réservé aux natifs de ce territoire rebelle, en les vulnérabilisant de jour en jour au point qu’ils arrivent à déprécier leur patrie. La répulsivité du territoire ne serait pas possible sans l’aide des politiciens véreux et de cette bourgeoisie antinationale qui travaillent en complicité avec les acteurs internationaux du système pour sceller le sort de l’ancienne terre des Tainos. Il faut dire aussi que la non-appartenance, le désintéressement et le manque de patriotisme des haïtiens vis-à-vis de leur pays n’est pas seulement le résultat de leurs conditions matérielles d’existence, mais aussi celui d’un travail idéologique ayant pour actrices l’École et l’Église. Elles constituent un renfort à ce « système-monde » qui veut faire de nous, par tous les moyens possibles, des va-nu-pieds au service de leurs patrons, nos oppresseurs. Alors, n’est-ce pas un affront à notre belle histoire ? N’y-aurait-il pas un moyen d’empêcher nos concitoyens de fuir le pays et d’attirer ceux qui sont ailleurs vers leur terre natale ?
Ricardo LEBLANC,
Normalien supérieur, professeur de Sciences sociales et Etudiant en Administration Publique.
Bibliographie
- Fritz D. «La crise haïtienne de développement», PUL, 2012, 151p
- Chesnais F. « La mondialisation du capital ». – Nouv.éd. actualisée, Paris : Syros, 1997, 315 p
- Eddy Lucien G. «Une modernisation manquée ». Port-au-Prince (1915-1956), vol 1, P-au-P, ed UEH, 2013, 285 p.