03/02/2021
[ Point de vue ] NOMMER LE MAL : la collaboration de velours des autorités géorgiennes avec l’occupant
par Mery Assatiani
La Cour Européenne des Droits de L’homme (CEDH) a condamné la Fédération de Russie, dans un arrêt rendu le 21 janvier, pour une série d’atteintes aux droits humains dont elle s’est rendue coupable sur le sol géorgien, dans le sillage du conflit de 2008.
La Grande Chambre et ses 17 juges ont donné raison à la plupart des accusations portées par la Géorgie depuis 12 ans et reconnu l’occupation ou « contrôle effectif » exercé par la Russie sur les régions géorgiennes de l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud/Région de Tskhinvali, ainsi qu’un ensemble de violations commises sur les civils géorgiens attestant d’une politique de nettoyage ethnique (meurtres, pillages et destructions des habitations, empêchement du retour des déplacés, détentions arbitraires et traitements inhumains). L’arrêt a également condamné les manquements de la Russie à son obligation de coopérer avec la Cour et d’enquêter sur les évènements concernés.
UNE DECISION DE JUSTICE HISTORIQUE MAIS LACUNAIRE
Les nombreux motifs de contentement ne doivent pas, cependant, masquer le fait que tous les espoirs de justice nourris par la partie géorgienne n’ont pas été satisfaits. La Cour Européenne n’a pas pris en compte les violations des droits humains perpétrées par la Russie entre le 8 et le 12 août, soit pendant la phase active du conflit, estimant qu’elles ne relevaient pas de la juridiction de la Russie. Il n’est pas permis, a justifié la Cour, en raison du « contexte de chaos » généré par la confrontation militaire, d’établir que la Russie contrôlait la totalité des territoires séparatistes.
Ces arguments, invoqués pour fonder l’irrecevabilité de cette requête, sont contestables, car il est acquis que la Fédération de Russie exerçait une mainmise sur les régions séparatistes, nommant leurs responsables politiques, finançant et téléguidant leurs activités ; quant aux preuves de ses bombardements indiscriminés sur l’ensemble du territoire géorgien et des crimes de son armée durant les cinq jours du conflit, elles ne manquent pas.
La Cour fait donc montre d’une réserve décevante sur ce point précis, qui, notons-le, à 11 voix contre 6 n’a pas fait l’objet d’un consensus parmi les juges, contrairement au caractère quasi-unanime des autres votes.
LA NEGATION D'UN CONTINUUM STRATEGIQUE
A Tbilissi, lorsque l’arrêt de la Cour Européenne a été rendu public, les autorités géorgiennes ont célébré « une victoire historique ». Suivant toute logique, elles ont ainsi préféré, comme le font les communicants avisés, mettre en valeur ‘le positif’ et mettre sous le tapis ce qui l’était moins. Il est permis toutefois de faire l’hypothèse, que les conclusions de la Cour, aient, au contraire, donné entière satisfaction au pouvoir en place.
Il faut songer qu’en instaurant une distinction pénale entre les différentes phases du conflit, cette décision de justice ouvre la voie par ricochet à l’accréditation d’un récit porté par Bidzina Ivanishvili – le fondateur du parti majoritaire – et par ceux qui gravitent dans sa sphère politique, un récit – porté pareillement par Vladimir Poutine – qui voudrait que ce soit la Géorgie qui ait initié, sous l’impulsion de son président Mikheil Saakashvili, la guerre de 2008.
Cette doctrine énoncée comme un réquisitoire, provenant, cas peu commun, des dirigeants mêmes de la nation incriminée, nuit à la reconnaissance, pourtant primordiale, du continuum qui fait de la Russie, non seulement la force motrice de cette guerre-éclair, mais aussi son instigatrice, au fil de mois, d’années et de décennies de provocations, de transgressions et de planification stratégique visant à rétablir son hégémonie sur une région qu’elle considère comme sa chasse-gardée.
A son tour, l’arrêt de la Cour des Droits de l’Homme a indirectement mis à mal la reconnaissance de ce continuum en considérant que la Russie n’était pas comptable de ses interventions sur le territoire géorgien avant la signature du cessez-le-feu, étanchéifiant les différentes phases du conflit comme autant de logiques dissociées.
Enfin, si comme l’a déclaré la Cour, la Russie n’est pas légalement responsable de ce qui s’est déroulé sur le théâtre de ses opérations : qui l’est ? C’est vers la Géorgie et son Président de l’époque que convergent alors machinalement les regards.
UNE CULTURE DE RESISTANCE EN DANGER
Bidzina Ivanishvili et les siens voudraient faire accroire qu’en août 2008, Mikheil Saakashvili ne représentait, à la façon d’un criminel de guerre, que lui-même. La stratégie est ingénieuse, et a été éprouvée avec succès il y a 30 ans dans une Géorgie qui venait de recouvrir son indépendance, pour faire tomber le Président Zviad Gamsakhourdia : on dissocie l’individu de sa haute fonction, l’homme de la nation et de ses intérêts, mais à travers lui bien-sûr c’est la nation qu’on vise, sa souveraineté, son indépendance.
En faisant porter à M.Saakashvili la responsabilité du conflit, on dénie, d’une part, le statut de victime conféré internationalement à la Géorgie, la transformant habilement en pays agresseur, et d’autre part on introduit dans les représentations des citoyens et des futurs décideurs politiques, une nouvelle norme comportementale selon laquelle, face aux violations quasi-quotidiennes commises par l’armée russe d’occupation, face à la menace d’une annexion, il conviendrait d’être l’inverse d’un Saakashvili, c’est-à-dire accueillir dans la plus grande passivité, en donnant des gages de soumission, la politique impérialiste du grand voisin. C’est peu ou prou ce à quoi l’oligarque Ivanishvili et ses gouvernements successifs se sont employés ces huit dernières années, tandis que le peuple géorgien, exception faite de quelques îlots de contestation, était gagné par une curieuse léthargie.
Lorsqu’on songe à ces enjeux, on voit qu’il serait dommageable de passer sous silence ou minimiser les implications de la décision de justice par laquelle la Cour Européenne s’est défaussée de ses prérogatives en refusant de se prononcer sur les agissements de l’armée russe lorsque culminaient les hostilités. Rien ne l’empêchait – pas le droit semble-t-il, si l'on se réfère à l’existence d’une jurisprudence – de conclure à un exercice extraterritorial de sa juridiction par la Russie et de lui demander de répondre de ses agissements pendant la guerre.
En l’absence de possibilité de faire appel de cet arrêt, il revient aux Géorgiens d’exercer une grande vigilance à l’égard des tentatives de réécriture de leur histoire récente qui contribuent à émousser l’esprit de résistance auquel leur patrie doit leur survie.
Avec l’annonce, en janvier, du départ de Bidzina Ivanishvili de la vie politique géorgienne, disparaît le visage officiel de cette politique de grande tolérance avec l’ennemi. Désormais il sera moins aisé de designer le mal personnifié en la figure du milliardaire, dont les liens troubles avec la Russie, où il a bâti son empire, venaient éclairer l’ambivalence de certains de ses partis pris. Or peut-être faut-il y voir une chance, car au lieu de se contenter de montrer du doigt l’incarnation du problème, les Géorgiens seront désormais amenés à le nommer.
Il ne faudrait pas que le tour de passe-passe qui orchestre la sortie du leader de la majorité illusionne la société civile sur un changement de cap, et ne la dissuade de circonscrire, de dénoncer et de s’élever contre, nommons-la donc, la collaboration de velours ou la soft-collaboration entretenue avec l’occupant. La vaporisation de son porte-étendard n’y changera malheureusement rien : à pas feutrés, la gouvernance actuelle, main dans la main avec l’extrême droite et avec la haute hiérarchie de l’Eglise Orthodoxe Géorgienne, continue de jouer à la politique des phrases qui dénoncent et des actes qui consolident, à celle des petites critiques de façade et des grandes compromissions à peine maquillées qui assoient chaque jour un peu plus le contrôle territorial, mais également l’emprise économique et idéologique de la Russie de Poutine sur la Géorgie.