26/09/2021
Témoignage d’une rescapée de l’enfer de l'attentat du Café de Paris.
Comme convenu, cher Collectif, je vous ai envoyé le témoignage vocal d’une jeune femme dont le père, 2 oncles et 2 cousins (mineurs à l’époque des faits) ont été massacrés à Guestir en 1994 soit bien après le Café de Paris.
Pour les témoignages, j’ai demandé à des survivant(e)s, mais aucun ne veut parler. J’ai été rendre visite à un vieil homme, soixante-dix ans à peu près, qui s’est enfermé dans un mutisme depuis les tortures et dont l’un des fils est mort des suites de sévices.
Plusieurs sont morts dans une solitude absolue.
Donc, personne (parmi celles que j’ai vues) à Djibouti n’est prêt à témoigner soit par peur des représailles ou parce qu’elles ont en gardé un tel traumatisme qu’il est impossible de pouvoir les convaincre.
Mais nous, les enfants de ceux qu’on a torturés, violentés, violés, humiliés, ostracisés, spoliés, battus à mort, nous sommes là et nous pouvons apporter notre pierre à l’édifice de la reconnaissance de ce que nous pouvons appeler un génocide.
Car si l’on reprend la définition stricto sensu du Larousse, le génocide est « un crime contre l’humanité tendant à la destruction de tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».
Cher collectif, je suis sûre que vous avez pris en compte, 2 points importants :
1. L’institutionnalisation de ces crimes et
2. la période durant laquelle ils ont été perpétrés qui s’écoule à partir des lendemains de l’indépendance jusqu’à aujourd’hui.
Le génocide n’est donc pas une incidence du Café de Paris, il lui est bien antérieur et postérieur.
Mon témoignage ne se basera donc pour l’instant que sur ces 2 points.
Tous ces crimes, injustices, discriminations se sont généralisés de manière exponentielle avant le Café de Paris mais l’attentat marque à mon humble avis le feu vert du pouvoir de l’époque commettre leurs exactions tranquillement au vu et au su de tout le monde et sans en être empêchés le moins du monde. Je me souviens que le journal de l’époque tel la Radio des Mille Collines avait annoncé l’arrestation des auteurs et mentionné la tribu d’appartenance de ces derniers.
Je me souviens bien en 1988, quand certains matins, après le petit-déjeuner, nous nous apprêtions à partir à l’école que nous devions enjamber des dizaines et des dizaines de corps allongés à même le sol (hommes, femmes, enfants, vieillards…) dans la cour, et aujourd’hui encore, il m’arrive d’associer chaque odeur de brûlé à ces images de corps ensanglantés.
Je me rappellerai toujours le regard de certains d’entre les enfants qui voulaient nous accompagner à l’école. C’est arrivé plusieurs fois que durant notre sommeil des familles entières arrivent chez nous. Elles s’étaient enfuies, laissant leurs boutiques, leurs maisons, leurs vêtements à Balbala car elles avaient été attaquées durant ces nuits. Et de la pire de manière, les boutiques, les biens et les maisons appartenant aux Gadaboursi étaient incendiées et systématiquement prises pour cibles. Ceux qui le pouvaient, fuyaient en ville se réfugier chez de la famille ou des amis, et d’autres n’ont pas eu cette chance.
En règle générale, et c’est pour cela que je parle d’institutionnalisation, l’éradication des Gadaboursi des postes clés de l’administration, de la vie économique, de l’armée et même de l’éducation avait été programmée et préméditée. Ces discriminations touchaient même les enfants puisque les bourses offertes par les gouvernements canadiens ou français aux meilleurs élèves du lycée se volatilisaient subitement dès lors que l’enfant bénéficiaire n’était pas Issa.
Cher collectif, vous êtes la voix des sans voix. Vous devez dénoncer également ce qui se passe maintenant, en 2021, que ces discriminations continuent d'être commises.
Si vous observez la population carcérale sans jugement ni condamnation, ni preuves, que ce soit à Gabode mais aussi dans les centres de détention, commissariats, Nagad…Vous vous rendrez compte que la majorité des détenus ne viennent que d’une seule tribu. Les Gadaboursi.
Dans l’administration, des réalités similaires, les meilleurs agents, cadres, sans poste, sans salaire ou sans régularisation encore des Gadaboursi !
Le pire dans tout cela, c’est le négationnisme d’État, car en effet, le système est toujours en vigueur et certains des tortionnaires sont encore bien vivants ! Et pour les jeunes générations, ce génocide n’a jamais existé, mais que dire de ceux qui l’ont perpétré, qui sont encore de ce monde et qui le nient ?
Je ne parle même pas (car ce serait trop long) de toutes les injustices quotidiennes liées au simple fait d’appartenir à la tribu des Gadaboursi. De tous ces enfants, certains extrêmement brillants, à qui l’on vole tout espoir d’une vie académique à la mesure de leurs génies ! De tous les officiers, tous avec des formations prestigieuses, qu’on a volontairement cassés mis au trou ou forcés à l’exil.
Un génocide a réellement eu lieu. Il ne s’agit pas que de 300 personnes arrêtées et torturées comme le témoignage vocale de cette jeune orpheline que je vous ai envoyé : il y a eu beaucoup de déportations et de crimes du côté de Guestir.
Je vous remercie de porter nos voix, pour nous les enfants, mais pour tous ceux qui sont encore parmi nous (mais morts à l’intérieur) et tous ceux qui sont partis trop tôt.
Nous recherchons la reconnaissance par l’État Djiboutien des exactions commises à l’encontre de notre communauté et in fine que les coupables soient traduits en justice. Ni oubli, ni pardon... Nous, les victimes de l'attentat du Café de Paris, réclamons : Justice et Vérité.
Je reste confiante en l’avenir car au-delà de la justice des hommes, il y a la justice divine, la meilleure et la plus équitable, et Quel Meilleur Juge.
ALLAH MAHAD LEH