09/09/2021
La seconde partie du témoignage poignant d'Awaleh "fijaan", rescapé de la tragédie du Café de Paris.
Durant sept nuits et sept jours, je fus bastonné, la serpillière sans cesse arrosée d’eau javellisée parfois de whisky, sans oublier les séances d’électrochocs, voilà le régime quotidien auquel j’étais soumis. Avec un sadisme inimaginable, les tortionnaires choisissaient les parties les plus sensibles de mon corps. Dès que je m’évanouissais à bout de forces, ils m’envoyaient trois ou quatre décharges électriques pour me ramener à la vie et la torture reprenait de plus belle.
Inhumains jusqu’au bout, il était vain d’attendre un quelconque attendrissement.
Mille fois j’ai prié Allah de m’ôter la vie, de mettre fin à mes souffrances. Personne ne pourrait jamais imaginer ce que j’avais enduré pendant cette sinistre semaine d’Octobre 1990. Les tortionnaires, fidèles à leurs maîtres et égaux à eux-mêmes, s’en sont donnés à cœur joie.
L’un d’eux a même dit aux autres qu’il fallait en profiter, qu’ils ne devaient pas avoir pitié, que cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas eu une si belle occasion pour montrer l’étendue de leurs répertoires de tortures. Celui-là, je le reconnais aujourd’hui, et le croise souvent en ville.
Parfois, on se fixe des yeux. Lui s’attendant sûrement à ce que je lui saute dessus pour me venger, tandis que moi, je me demande comment cet homme ordinaire, d’apparence si semblable à nous autres djiboutiens peut être capable d’affliger de telles atrocités sur ses semblables.
D’ailleurs, ces tortionnaires je les connais tous. Pour mener à bien leur sale besogne, ils se dopent à la drogue et au whisky dont les bouteilles vides servent ensuite pour les tortures. Les seules pièces à conviction n’étaient autres qu’une valise vide, une machine à écrire et une liste servant à la collecte familiale (en somali Qadhan).
Sous la torture, la plupart d’entre nous étions à bout et prêts à tout. Les uns dénonçaient des amis de mabraze, les autres, parlent de caches d’armes quelque part… Les plus pathétiques donnaient même les noms de leurs propres frères, sœurs ou parents.
Situation qui engendra la rafle de plus de 200 personnes. Le 10 Octobre, après une semaine de tortures sans relâche, l’enquête administrative commençait. Quinze d’entre nous (dont moi-même) « fournisseur d’armes » furent interpellés, et jugés comme les plus « dangereux ».
Nos tortionnaires souhaitaient enregistrer un mea culpa pour l’établissement du P.V. destiné aux juges. Ce qui fut fait car c’était la seule issue nous permettant de hâter le procès. Cet endroit macabre me rappellera toujours : impuissance, rage, et haine.
Le 11 Octobre, direction le tribunal ; nous sommes exactement 24 personnes à y être emmenées. Une dizaine de torturés dont quatre “terroristes” considérés comme les plus dangereux et une autre dizaine choisis au hasard. Se souvenant in extremis que, suite aux déclarations des témoins oculaires de l’attentat, parmi les présumés terroristes il n’y avait pas de barbus, les policiers ont emmené, dare-dare, l’un de nos barbus au coiffeur et récupéré les poils pour les remettre aux juges.
Fait étonnant, notre procès a mobilisé une ribambelle d’agents de sécurité placés tout autour du tribunal et ce, sur un périmètre de 500 m sans oublier l’escorte de 50 flics armés jusqu’aux dents qui rappelait les légendaires procès des Brigades Rouges.
Dans la salle d’audience, les magistrats arrivent difficilement à dissimuler leurs émotions devant l’état physique des prisonniers. En effet, aucun de nous n’était en mesure de s’asseoir, encore moins se tenir debout devant le prétoire, à cause des sévices endurés. À cet effet, deux policiers étaient, d’ailleurs mobilisés pour garder debout celui qui serait invité à la barre.
Pour toute preuve, les policiers possédaient toujours la valise vide, la machine à écrire, la liste de Qadhan et puis maintenant les poils de la barbe. Aussitôt après la présentation des pièces à convictions, on lisait, sans la moindre difficulté, sur le visage des juges la stupéfaction. L’un après l’autre, nous avons tous rejeté en bloc toutes les accusations contre nous.
Nous avons fait remarquer aux juges que les aveux contenus dans les procès-verbaux étaient obtenus sous la torture. Pour ma part, j’ai insisté sur le fait que je ne me trouvais même pas à Djibouti la nuit de l’attentat et que les cachets de la PAF sur mon passeport peuvent attester de mon absence de trois mois du pays. Mais tous nos efforts ont été vains et ne purent convaincre les juges qui, en fait, connaissaient à l’avance le verdict.
Lequel verdict nous conduisait, comme prévu au scénario, directement à Gabode sans donner d’autre précision. À midi, nous nous retrouvâmes à douze à Gabode, les autres étant relaxés sous liberté provisoire. Insultes, humiliations diverses, réprimandes ponctuent notre accueil à Gabode. Cette mauvaise réception était le fait du personnel de la prison qui croyait sincèrement à nos crimes. Notre arrivée bouleversa les habitudes de la prison.
Les semi-libertés des prisonniers en fin de peine et bénéficiant de larges facilités de mouvements à l’extérieur et particulièrement ceux dont nous partagions la même tribu étaient étroitement surveillés.
Les trois “terroristes” et moi prenions possession de la cellule N°12 conçue pour les grands criminels et où les menottes sont de rigueur jours et nuits. Les matons, il faut les appeler ainsi, prenaient grand plaisir à nous réprimander et gardaient pour eux toutes les choses intéressantes, à leurs yeux, que nos pauvres parents nous faisaient parvenir.
Les plus durs d’entre eux, je m’en souviendrai toujours, était un caporal de la police qui répétait sans cesse “Notre État” faisant allusion à sa tribu. Je connais son nom. Les matons étaient extrêmement désagréables à notre égard à cause de la Télé et de la radio où diverses personnalités de l’État se succédaient pour nous enfoncer nous, ainsi que toute la communauté dont nous étions issus. On les entendait dire souvent « ABEESO FAR LO TAAGEY… »
À ces pressions s’ajoutaient les problèmes inhérents à notre santé. Pendant plus d’un mois et malgré nos nombreuses blessures consécutives aux tortures, nous n’étions pas autorisés à nous rendre à l’infirmerie. Il a fallu attendre un mois pour que les visites nous soient accordées. Nos parents ont pu alors nous fournir les médicaments nécessaires.
C’est dans cette ambiance malsaine que nous avons fait la connaissance d’un jeune éthiopien, en semi-liberté repris, qui nous fit des révélations époustouflantes. Ce jeune jurait connaître les terroristes.
Il les aurait rencontrés à la frontière Djibouto-Éthiopienne à Dawanleh précisément, la nuit de l’attentat et pendant leur fuite vers l’Éthiopie. Nous nous sommes demandés ce qui pouvait l’inciter à faire ces révélations qui, du fait qu’elles contredisaient la version officielle, risquaient de lui causer beaucoup de problèmes.
En fait, il imaginait tirer profit de ces révélations qui devraient, selon lui intéresser les autorités françaises. Mal lui en a pris, il déclencha la colère des matons qui lui ont fait voir de toutes les couleurs. Considérant ces déclarations comme salutaires, nous avons écrit, par l’intermédiaire de nos parents, aux juges qui convoquèrent aussitôt le jeune homme. Celui-ci confirma ses dires malgré les menaces des policiers l’accompagnant au tribunal.
Plus dangereux pour lui, il reconnut parmi une vingtaine de photos celles des vrais auteurs de l’attentat. En vain, toutes ces gesticulations ne donnèrent aucun effet et restèrent sans suite. Et l’on n’a plus revu le jeune éthiopien.
Notre découragement était total, le moral à zéro d’autant plus que notre avocat, Maître AREF, nous a rejoint à Gabode pour une affaire aussi ténébreuse que la nôtre. Notre calvaire continua et nous perdîmes tout espoir jusqu’au jour où à notre agréable surprise, nous sommes relaxés sans explication. Soudain, semble-t-il, tous les chefs d’accusation se sont envolés.
Bien que lavés de tous les soupçons, nous n’avons jusqu’aujourd’hui rien reçu comme dédommagement qu’il soit financier ou moral. Nous n’avons même pas eu droit à une annonce officielle de notre innocence comme lors de notre accusation.
L’affaire est aujourd’hui d’actualité et arrive peut-être à son terme.
Quelques-uns des auteurs seraient sous les verrous mais les vrais commanditaires sont en liberté.
J’attends d’Allah que justice soit faite.