11/11/2023
Leçon inaugurale du Pr ING Kolyang Dina Taiwe lors du Festival International GURNA DOUKOULA 23
Plaidoyer pour un nouveau gurna : entre rempart contre les fléaux sociaux et entité de développement économique inclusif
Kolyang Dina Taiwé, écrivain,
Membre de lâAcadĂ©mie Olympique du Cameroun
Membre de lâAcadĂ©mie des Sciences du Cameroun Festival Gurna Doukoula 2023
Il y a 7 ans, presque jour pour jour, nous dĂ©crivions, du haut de cette mĂȘme tribune, de cette mĂȘme place, dans ce bled inchangĂ©, les mutations du gurna de son ancrage sĂ©miotique vers un glissement sĂ©mantique.
Rappelons-nous-en, en quelques grandes lignes :
1) Glissement 1. La dĂ©finition du gurna : Le gurna est une institution de la jeunesse commune aux Tpuri, Kera, Wina et Massa, responsable de la formation de la jeunesse au sens plein du terme, avec trois niveaux de formations Ă savoir : gurna kakrĂ© (gurna des poules), gurna fiiri (gurna des chĂšvres), et gurna day (gurna des vaches) correspondant respectivement au niveau primaire, secondaire, et supĂ©rieur. Cette dĂ©finition a subi une grande mutation puisque des pans entiers de son essence ont disparu, en lâoccurrence gurna fiiri, gurna kagre. Mais le supĂ©rieur peut-il survivre sans ĂȘtre alimentĂ© par les niveaux infĂ©rieurs ?
2) Glissement 2. Perte des membres : En concurrence avec lâĂ©cole moderne, le gurna sâalimente en partie des dĂ©perditions scolaires, ou de quelques fonctionnaires, nourris d'une nostalgie maladive qui piĂ©tinent parfois les rĂšgles Ă©lĂ©mentaires du gurna. De nos jours et malgrĂ© sa grande capacitĂ© de rĂ©sistance face aux institutions dites modernes, il se crĂ©e un dangereux glissement sĂ©mantique indĂ©niable. Le gurna a changĂ©, dans sa forme et peut-ĂȘtre aussi dans son fond, face Ă une modernitĂ© galopante.
3) Glissement 3. La discipline et lâalcoolisme : La discipline gurna nâest plus totalement respectĂ©e.
Le lait nâest plus consommĂ© en abondance et peut aussi signifier lâabandon mĂȘme de lâĂ©levage, câest-Ă -dire la principale Ă©pargne rurale. A la place, le bili-bili et le arge sont parfois abusivement consommĂ©s, les alcools frelatĂ©s dans des plastiques mal conservĂ©s ont envahi les jag kao et les lieux de prestations des danses gurna.
4) Glissement 4. Les chants commandĂ©s : La littĂ©rature orale du gurna a elle-mĂȘme aussi changĂ© de registre. Les compositeurs des chansons sont parfois manipulĂ©s, et ne jouent plus leur rĂŽle dâantan de moralisateurs de la sociĂ©tĂ©. Le pouvoir dâargent sâimpose, et certains voyous rĂ©ussissent Ă se donner des chansons glorieuses.
5) Glissement 5. Les divisions par le pouvoir politique : Certains politiciens demandent aux gurna de ne sâintĂ©resser quâaux chansons composĂ©es dans un certain contexte. Des pressions exercĂ©es sur certains responsables conduisent Ă un Ă©miettement considĂ©rable des groupes gurna. Les querelles sont portĂ©es jusque dans les villages, voire dans les familles. A lâarrivĂ©e du multipartisme, les sensibilitĂ©s politiques opposĂ©es ont profondĂ©ment divisĂ© des membres dâun mĂȘme gurna, câest-Ă -dire des habitants dâun mĂȘme village. Enfin, une certaine dĂ©mocratie invective semble ĂȘtre une menace au gurna.
6) Glissement 6. Le faux gurna des villes et lâimpact des religions du livre : Le gurna de la diaspora ou gurna de nostalgie, surtout des villes ne respecte aucune rĂšgle : pas de jag kao (ou alors un bar sert dâenclos), la vache a disparu pour la boĂźte de nido (sâil est mĂȘme consommĂ©), lâalcool est devenu roi⊠Christianisme et islam ont tuĂ© le gurna, mĂȘme si les chrĂ©tiens ont profanĂ©
les institutions du gurna, pour crĂ©er leur propre littĂ©rature et chansons issues de lâessence du gurna.
VoilĂ en six grands glissements, les vĂ©ritĂ©s et constats qui signent inĂ©luctablement et inĂ©vitablement la mort du gurna ancien, du gurna traditionnel, du gurna de nos ancĂȘtres. Mort ou du moins moribond, nous devons accepter dâenterrer ce gurna, lâoublier, afin de crĂ©er du nouveau, de passer Ă une Ă©tape de modernitĂ© qui sauvera nos cultures, qui nous fera participer aux concerts des nations. Ayons le courage de nous remettre sincĂšrement et honnĂȘtement en question sans calcul mesquin et sans prĂ©jugĂ© aucun.
Le nouveau gurna pour un développement inclusif
Jâai dit gurna ancien. Oui, pour que le gurna nous serve encore longtemps de repĂšres, il faut le ressusciter. Pour ce faire, il nous faut nous rebrancher aux mythologies Ă©gyptiennes ou chrĂ©tiennes dâune nouvelle vie aprĂšs la mort. Dans ce cas-ci la mort de notre cher gurna. Pensons Ă Osiris qui a Ă©tĂ© ressuscitĂ© par Isis et qui reprĂ©sente une nouvelle vie Ă©ternelle et JĂ©sus vainqueur de la mort et annonciateur dâune nouvelle vie Ă©ternelle.
Aux 6 constats de glissements majeurs, nous proposons aussi 6 caractéristiques du nouveau gurna.
1) Le nouveau gurna sera sĂ©miotique : le tam-tam, le bĂąton, les parures, le rythme des chants et des sons des gros tambours, la main droite tenant un bĂąton, et la main gauche, un objet, une lance ou couteau de jet, un ventre bedonnant. Dans la modernitĂ©, lâon passera Ă un tambour non plus tapĂ© par les mains, mais Ă celui tapĂ© par des bĂątons appropriĂ©s, comme des tambours de nos frĂšres musulmans ou alors les tambours des orchestres modernes. Peut-ĂȘtre posera-t-on les tams-tams aussi sur des supports au lieu de les porter au cou. Les chansons seront-elles composĂ©es par le ChatGPT, ou dâautres robots de lâIntelligence Artificielle ? En tout Ă©tat de cause, le gurna restera donc essentiellement sĂ©miotique, avec des signes identitaires bien connus sauvĂ©s de la disparition.
2) Le nouveau gurna sera un centre de formation Ă la beautĂ©, au stylisme et modĂ©lisme : Le gurna adore lâidĂ©al du beau corps rond de lâhomme au ventre bedonnant, rehaussĂ© par la beautĂ© de la femme. Il sâagit surtout de la beautĂ© corporelle, de la danse, des parures, ces immenses champs de crĂ©ativitĂ© de nos filles et de nos garçons. Observez bien ces filles nimbĂ©es de couleurs divines, dans des perles savamment tissĂ©es, dans un mariage de couleurs exceptionnelles⊠Nos gracieuses danseuses sont fĂ©lines dans la dĂ©coration, le stylisme et surtout le modĂ©lisme Ă©volutif de nos villages, sans ĂȘtre allĂ©es Ă lâĂ©cole de mode de Paris ou de RomeâŠ. Nos modĂšles, faisant la une des grandes revues et magazines de beautĂ©, en compĂ©tition dans le monde pourraient se ressourcer ici, transformer les parures de nos sĆurs en valeurs, en repĂšres, en inspiration. Le gurna moderne sera le foyer de mode, transformĂ©, relookĂ©, ce gurna dans sa beautĂ© pourrait conquĂ©rir le mondeâŠ
3) Le nouveau gurna sera un rempart contre les flĂ©aux sociaux : Le gurna moderne doit servir de base aux valeurs culturelles, morales et spirituelles enseignĂ©es et scrupuleusement respectĂ©es : interdiction de lâadultĂšre et de dĂ©tournement de filles mineures, punition du vol, obligation de toujours se comporter en honnĂȘte homme, du respect de la hiĂ©rarchie, de lâĂąge, du sacrĂ©, de la rĂ©partition de lâespace, contrĂŽle de la consommation de lâalcool. Le gurna est le creuset de la vie communautaire. Pour corriger les dĂ©viances, des chansons composĂ©es, dĂ©crivent ces comportements en termes artistiques et de raillerie, tout en donnant des leçons de bonne conduite. Le gurna nouveau comportera dix commandements du comportement Ă©thique de nos sociĂ©tĂ©s.
4) Le nouveau gurna sera une entitĂ© Ă©conomique : le gurna moderne doit sâĂ©tendre, se mĂ©tamorphoser et devenir un centre dâĂ©levage et de production bovine⊠gurna kagrĂ© pour les poules (aviculture), gurna fiiri pour les caprins et ovins et gurna day pour les bovins. Toutes ces entreprises seront encadrĂ©es par des techniciens en Ă©levage et en Ă©conomie. On doit y greffer une production de lait pour permettre de rester dans la philosophie du lait gurna. Le gurna nouveau sera le lieu de lâexpĂ©rimentation agricole tant de nouvelles espĂšces que de la culture sous irrigation. Que le gurna nous aide Ă bousculer nos certitudes et Ă implanter de nouvelles pratiques, en repoussant nos croyances dâantan Ă lâinstar des « on ne plante pas dâarbres », « on nâarrose pas le mil » etc⊠Le gurna nouveau sera la base du dĂ©veloppement inclusif, du dĂ©veloppement Ă©conomique, du dĂ©veloppement Ă©conomique inclusif.
5) Le nouveau gurna sera une Ă©cole : Quel village sera le premier Ă crĂ©er une Ă©cole qui intĂ©grera aussi bien le gurna dans ses valeurs et que les apprentissages modernes de lâĂ©cole dite des Blancs ? Transformer la concurrence dâavec lâĂ©cole en un complĂ©ment : les Ă©coles coraniques/islamiques le font en partie, les kibbuzim juifs le font complĂ©tement, beaucoup dâĂ©coles chrĂ©tiennes aux Etats-Unis dâAmĂ©rique le pratiquent. Le gurna-Ă©cole est une Ă©cole oĂč les deux entitĂ©s (gurna et Ă©cole) auraient fusionnĂ© pour former une seule entitĂ© oĂč lâĂ©lĂšve est Ă la fois dans le bain du gurna et dans celui de lâĂ©cole dite moderne. Il faut oser, oui il faut aller loin, et se transformer. Un lycĂ©e gurna, pourquoi pas ? Les pĂ©dagogues, les spĂ©cialistes des sciences de lâĂ©ducation, les experts des cultures camerounaises ⊠au travail pour inventer et peaufiner la notion de gurna Ă©coleâŠ
6) Le gurna de la diaspora doit revenir Ă la source ou disparaĂźtre : La diaspora dans les zones de migration et les grandes villes du Cameroun, se doit dâadopter les rĂšgles minimales du gurna. Si le nido doit remplacer le lait Ă Douala, on pourrait crĂ©er des centres et foyers culturels qui reproduiraient lâessentiel de la culture, pour la pĂ©renniser. Nous nâavons pas besoin dâun gurna des villes et un gurna de campagne. Ne dĂ©truisons pas le gurna, par lâĂ©goĂŻsme et lâorgueil. Sauvons ce quâil y a Ă sauver de notre culture. Commençons au moins Ă intĂ©grer ces gurna de Koundoul, de Maroua, de Touboro, de Mbandjock dans nos festivals, ils apprendront et se ressourceront. Le nouveau gurna doit inclure les lĂ©gions Ă©trangĂšres des nouveaux pays tpuri, de la diaspora.
Le contexte de la modernité à travers les incantations et les priÚres du Wang Doré
Rentrons chez le Wang DorĂ© pour recevoir une priĂšre en monologue. Le Wang DorĂ© susurre et murmure ⊠Blo Baa, Man Baa, weere Baa wora, Tamsir, Doré⊠Maintenant, dans le souvenir des annĂ©es racontĂ©es entre les dents pour ne pas rĂ©veiller des plaies mal cicatrisĂ©es, le village dort, les feux des foyers se sont Ă©teints, les conteurs fatiguĂ©s dorment. Les enfants saupoudrĂ©s par la poussiĂšre se tournent dĂ©jĂ dans leurs nattes sĂšches ou les baches. Les jeunes femmes fatiguĂ©es, lassĂ©es des multiples tĂąches mĂ©nagĂšres se sont endormies depuis longtemps attendant le prochain chant du coq. Le Wang Kluu soliloque en disant « Je rentre dans mon trĂ©fonds pour interroger lâexistence du cĆur collectif. Je regarde en priĂšre, avec mes pieds dans ce vaste champ d'une vie Ă©trange, passĂ©e Ă interroger lâĂȘtre ».
Depuis des annĂ©es maintenant, nous ressentions dans nos abdomens, les lacĂ©rations atroces d'une existence piteuse, une existence sans vie, des flĂ©aux sociaux exacerbĂ©s et destructeurs : indigence farouche, mains en priĂšre, la foule humaine flagellĂ©e par la peur, se vomissant et se maudissant, familles en dĂ©tresse, jeunesse dĂ©boussolĂ©e que ploie une phobie quasi permanente du sous-emploi, du chĂŽmage et des alcools, une foule sans voie et sans voix. Cette foule bĂątarde d'un cruel sort qui ne sait plus Ă qui elle est fidĂšle, tantĂŽt aux douze divinitĂ©s du Mont Illi, tantĂŽt complice des disciples dâun modernisme non maĂźtrisĂ©.
A l'orĂ©e de la derniĂšre page de cette histoire nĂŽtre si frivole qu'elle n'ose dĂ©voiler toutes ses brĂ»lures, toutes ces vilenies aussi mĂ©prisables, les unes que les autres, qui pouvons-nous nous vanter d'ĂȘtre aujourd'hui ? Un peuple en calamitĂ© piteuse, en catastrophe dĂ©sastreuse. Demain, nous quitterons ce pays, en le laissant en proie Ă ses contradictions, Ă ses pauvretĂ©s, Ă ses morts⊠à ses flĂ©aux. Nous nâaurons rien fait. Il est pourtant lĂ , ce nouveau gurna Ă lâimage encore lointaine, insaisissable, et d'autant plus capricieuse qu'elle s'Ă©loigne dĂšs qu'on la convoite, encore nous Ă©chappe, s'enfuit vers d'autres horizons. Serait-ce une hallucination ?
Non, le Wang Soo Kluu du Huuli DorÚ de son imposante hauteur, à l'image du pÚre qui sait tout, punit et récompense, et dont nous implorons fort opportunément l'imposition des mains, reste pour nous la boussole de nos vies et de notre collective mémoire chargée des expériences lointaines et récentes. Echine courbée et bras fort attardés au dur labeur, nous sommes appelés à faire briller la lumiÚre de ce nouveau gurna, au prix de notre survie et de celle de nos cultures.
Un bouquet de questions autour du développement inclusif induit par le nouveau gurna
Le prĂ©sent festival gurna 2023 restera-t-il sĂ©miotique ? Le gurna nouveau sera-t-il vraiment nouveau dans sa sĂ©mantique et son impact ? Aurons-nous le courage de transformer le gurna en une coopĂ©rative Ă©conomique, en une entreprise, en un centre de modĂ©lisme et stylisme, en une Ă©cole, en dĂ©fenseur dâune technique agricole dâirrigation, en digue de retenue dâeau, TOUT EN RESTANT essentiellement culturel ?
Refusons avec raison et obstination, un rassemblement folklorique qui nous laisse un amer goĂ»t d'inachevĂ© parce qu'ayant germĂ© sur des apprĂ©hensions et des Ă priori ou des Ă peu prĂšs dont la culture n'en a que cure ? Quand nous traversons un pays engluĂ© dans la poussiĂšre et les Ă©pineux d'une sociĂ©tĂ© prisonniĂšre de l'alcool et de l'exode rural, de lâabsence de nos femmes dans les entitĂ©s de dĂ©veloppement, pensons-nous Ă un gurna ? un gurna de dĂ©veloppement ⊠inclusif ? Dans ce bled sahĂ©lien prisonnier de la pauvretĂ©, il nây a pas de places pour les disputes. La seule urgence est la conception et lâimplĂ©mentation des programmes (pas de projets) de dĂ©veloppement⊠mĂȘme si cela vient du diable !
Nous lançons un appel ardent Ă nos cantons, Ă nos chefs, Ă nos collectivitĂ©s, de procĂ©der Ă lâimplĂ©mentation dâun gurna moderne, Ă©conomique, antre et centre des innovations agricoles et pastorales, des gurna-Ă©coles qui implĂ©mentent la modernitĂ© dans les cultures de chez nous, surtout que lâĂ©cole nâest plus un gage dâemploi. En portant le nouveau gurna, les chefs porteraient aussi le projet de lâinscrire au patrimoine immatĂ©riel de lâUNESCO. Oui le gurna peut, dans le cadre du tourisme, devenir un vrai pourvoyeur de ressources Ă©conomiques.
Il existe sûrement un gurna qui aime le développement, surtout un développement inclusif. Mains croisées de 3 peuples dans 2 pays autour d'1 symbole, brisons avec le gurna nouveau le signe indien du fatalisme qui fait que nous bavardions plus que nous ne réalisions quoi que ce soit. Ayons le courage de transformer le gurna !
Que vive le gurna entreprise pour que vive le gurna école, rempart efficace contre les fléaux sociaux, pour un développement inclusif.
En guise de références
âą Clare Ignatowski. Journey of song, Public Life and Morality in Cameroon, Indiana University Press, 2006
âą Clare Ignatowski. Multipartysim and Nostalgia for the Unified Past: Discourses of Democracy in a Dance Association in Cameroon, Journal AmĂ©ricain dâAnthropologie Culturelle Vol. 19, No.2, May 2004, pp. 276-290
⹠Kolyang Dina Taiwé. Gurna : d'un ancrage sémiotique vers un glissement sémantique, Festival Gurna 2016, Doukoula 2016 ⹠Jean Koulandi: Gurna, Manuscrit, Garoua, 2015
Bossa'a !
Dina Taïwé Kolyang
FESTIVAL INTERNATIONAL GURNA DOUKOULA 2023.