10/19/2018
Daniel Meurois, Ăcrivain
LE LABYRINTHE DU KARMA
Par Daniel Meurois
Amis lecteurs, alors que mon prochain livre sera bientÎt sous presses, j'ai souhaité partager avec vous quelques lignes de son introduction... et aussi sa couverture conçue par Marie Johanne avec l'oeuvre de J. W. Waterhouse. Bonne fin de semaine !
Je venais dâachever de donner une confĂ©rence et un certain nombre de celles et de ceux qui y avaient assistĂ© se pressaient maintenant devant moi, un livre Ă la main, dans lâattente de la traditionnelle dĂ©dicace.
Câest toujours un moment particulier, celui de la dĂ©dicace. Câest lâinstant de la proximitĂ©, de lâĂ©change des regards et de quelques mots â souvent retenus â parfois aussi dâaccolades. Ce soir-lĂ , la chaleur des cĆurs Ă©tait particuliĂšrement palpableâŠ
De temps Ă autre et tandis que les livres se succĂ©daient sous ma plume, je ne pouvais cependant mâempĂȘcher, au-delĂ de lâattention portĂ©e Ă chacun, de relever la tĂȘte pour tourner mon regard dans une direction prĂ©cise.
Ă quelques pas en arriĂšre de la foule se tenait une femme dâĂąge mĂ»r. Elle me fixait, manifestement en attente de lâoccasion oĂč elle pourrait peut-ĂȘtre se trouver seule face Ă moi, Ă lâabri de toute oreille indiscrĂšte. Une attitude quâont rĂ©guliĂšrement certaines personnes dont le discours et la motivation peuvent parfois ĂȘtre surprenants. Depuis longtemps dĂ©jĂ jâavais remarquĂ© cette façon de faire.
Toutefois, dans la lumiĂšre tamisĂ©e de cette fin de soirĂ©e-lĂ , il me semblait que câĂ©tait un peu diffĂ©rent⊠Il y avait comme une profonde douleur, une usure de lâĂąme au fond des yeux de cette femme qui espĂ©rait son instant Ă elle.
Lorsquâenfin nous fĂ»mes seuls et cependant que les techniciens de la salle remballaient bruyamment leur matĂ©riel, la personne sâapprocha de moi tout en me demandant si elle pouvait sâasseoir sur la chaise vide qui traĂźnait derriĂšre ma table. Elle tremblait un peu et Ă©tait Ă lâĂ©vidence Ă©puisĂ©e.
Je me souviens que, maladroitement, elle a alors cherché à me prendre une main.
â « Je vous en prie, Monsieur, expliquez-moi⊠Je nâen peux plus. »
Et sans que jâeusse Ă peine le temps dâacquiescer devant son dĂ©sarroi palpable, la dame entreprit aussitĂŽt de me tracer rapidement le schĂ©ma de sa vie, celui qui lâamenait lĂ .
NĂ©e de pĂšre inconnu, sa mĂšre lâavait Ă©levĂ©e tant bien que mal dans des conditions fort modestes. Elle sâĂ©tait ensuite mariĂ©e jeune pour fuir une enfance triste et lourde. HĂ©las, quelques annĂ©es plus t**d, elle sâĂ©tait retrouvĂ©e v***e ; son mari, artisan du bĂątiment, avait chutĂ© dâun Ă©chafaudage, la laissant seule avec deux jeunes enfants et un emploi prĂ©caire.
Une dizaine dâannĂ©es aprĂšs cet Ă©vĂ©nement, elle sâĂ©tait finalement remariĂ©e Ă un homme qui sâĂ©tait peu Ă peu rĂ©vĂ©lĂ© alcoolique et violent. Leur union avait, elle aussi, pris fin de façon dramatique. Lâhomme en question avait soudainement trouvĂ© la mort dans un accident de voiture, emportant avec lui le fils de seize ans quâelle lui avait confiĂ© lâespace de quelques heures.
Le gouffre⊠Elle sâĂ©tait efforcĂ©e de surnager, aidĂ©e par une panoplie dâanxiolytiques. Cinq ou six ans dĂ©filĂšrent ainsi, parsemĂ©s de difficultĂ©s financiĂšres jusquâĂ ce que sa fille quitte tout naturellement la maison pour aller vivre avec un homme, violent, lui aussi, comme par fatalitĂ©âŠ
Enfin, elle était là , assise à cÎté de moi, encore sous le choc de sa derniÚre visite chez le médecin. On venait de lui diagnostiquer un cancer des intestins.
Pas de larmes, pas de plaintes non plus mais une infinie lassitude dans un abĂźme dâincomprĂ©hension.
Je ne sais plus ce que jâai pu trouver Ă rĂ©pondre aux "pourquoi" de cette femme avalĂ©e tout entiĂšre par les Ă©preuves. Jâai seulement en mĂ©moire que nous avons parlĂ© jusquâĂ ce que nous soyons gentiment mais fermement poussĂ©s dehors par le concierge de la salle. Il nây a pas dâexplications toutes faites dans de tels cas. Il nây a pas non plus de "recettes de consolation".
Ce que je peux nĂ©anmoins dire aujourdâhui, maintenant que les annĂ©es ont passĂ© en laissant leurs sillons en moi, câest que, si le prĂ©sent livre existe, câest avant tout pour tenter de rĂ©pondre aux mille et une interrogations, au dĂ©sarroi et aux peurs de toutes celles et tous ceux qui, comme cette femme croisĂ©e un soir, se trouvent dĂ©munis face aux embĂ»ches de leur propre vie. Des embĂ»ches ou mĂȘme des drames qui semblent parfois nâen plus finir, des injustices qui ont le visage de lâinexplicable, de lâinacceptable, celui de la maladie aussi ou encore celui des piĂšges comportementaux dans lesquels on tombe et re-tombe sans cesse.
Bien sĂ»r et fort heureusement, tous les itinĂ©raires de vie ne sont pas aussi terribles que celui que je viens dâĂ©voquer. Il nâempĂȘche cependant que vous avons tous notre lot dâĂ©preuves, que certaines vies ont des allures de "parcours du combattant" et que beaucoup dâentre nous demeurent dĂ©munis et dans lâincomprĂ©hension du sens des secousses â parfois Ă rĂ©pĂ©tition â qui Ă©maillent leur chemin.
Pourquoi tant de sĂ©parations, de pertes, de deuils, de difficultĂ©s Ă trouver sa place, de portes fermĂ©es, de chances gĂąchĂ©es ou de problĂšmes de santĂ© rĂ©currents ? Oui pourquoi ? Alors, trop souvent, câest le dĂ©couragement, la rĂ©signation ou la rĂ©volte avec ses excĂšs comme autant de compensations et parfois mĂȘme la violence pour ultime exutoire.
Rarement la rĂ©flexion, la comprĂ©hension puis la prise dâaltitude, faute dâoutils, faute "dâailes" pour pouvoir poser un autre regard sur soi et le monde. Et un jour, on meurt ainsi⊠las de tout, avec un bagage de frustrations ou pire, avec une colĂšre⊠inconscients du fait que "tout cela" nous suivra "de lâautre cĂŽtĂ©"...
© Daniel Meurois, "Le Labyrinthe du Karma".
Ă paraĂźtre dĂ©but dĂ©cembre 2018 aux Ăditions Le Passe-Monde ( pour le QuĂ©bec ).
( France, Belgique et Suisse : Janvier-FĂ©vrier 2019 )