09/09/2025
MES VACANCES À MOLENBEEK…
En cette fin août, je suis pris de bougeotte. Comme une envie de vacances. Ou plus exactement de dépaysement…
Irai-je à La Panne ? À Durbuy ? À La Roche-en-Ardennes ? Et pourquoi pas à Anvers ? C’est du déjà vu. Non, je veux aller ailleurs. Explorer d’autres contrées, d’autres langues, d’autres coutumes. Bref, j’ai un besoin d’évasion. Vers là où je ne rencontrerais pas d’hommes bedonnants en short montrant leurs mollets ou des femmes maquillées cheveux au vent. Mais si possible pas trop loin, car je n’ai pas beaucoup de temps.
Un ami m’a alors parlé de Molenbeek-les-Bains. « C’est à deux heures de train, et tu ne seras pas déçu ».
Gare du Midi, puis dans le sous-sol, le tram 51. Le véhicule brinquebalant sort péniblement du tunnel où il s’est arrêté. Il longe le canal. Cinq arrêts et me voilà arrivé. Je n’ai qu’à franchir sur une passerelle le canal à l’eau glauque, pas question de bains évidemment. Et me voilà arrivé !
Je me mets alors à errer au gré de mon humeur. L’humeur est-elle bonne conseillère ? On va voir. Après tout, je suis en vacances.
En face de moi, se dresse la flèche de l’église Saint-Jean-Baptiste, énorme monument art déco classé. Elle est malheureusement fermée. Mais à son chevet, je rencontre un imam ou un apprenti-imam, reconnaissable à sa longue toge blanche. Il sourit. L’église est fermée, mais peut-on visiter une mosquée ? On en compte 22 su ile territoire communal, dont la célèbre mosquée Al Khalil, créée en 1985 par la confrérie des Frères musulmans et agrandie sans cesse depuis lors pour devenir en 2020 la plus grande de Belgique, capable d’accueillir 1500 fidèles. L’iman m’en indique une, plus proche, discrètement logée au rez-de-chaussée d’un immeuble. Par terre, un tapis vert, au fond le mihrab, mais pas de décor. A l’extérieur, et c’est le cas pour toutes les mosquées de la commune, pas de minaret, ni de coupole pour concurrencer dans le paysage l’église catholique, qui n’a pourtant pas autant de fidèles, mais qui tient son rôle de signal urbain et de rassembleur. C’est dans sa grande nef qu’en mars dernier, en plein carême, 500 personnes ont fêté l’iftar, ou banquet de rupture du jeune du ramadan, ce qui peut surprendre, voire choquer, mais est proposé ici comme une expression de la bonne entente entre les religions.
Pour discret qu’il soit dans ses monuments, l’islam ne l’est pas dans la rue. La chaussée de Gand est pleine d’une foule au milieu de laquelle passe avec difficulté le trafic automobile. Ce n’est pas le souk, mais cela y ressemble. Deux femmes sur trois, peut-être même trois sur quatre sont voilées. Elles furètent dans les échoppes qui sont faites pour elles. Des bijoux et des pacotilles, des montres et des lunettes, des salons de beauté et surtout des boutiques de vêtements. Pour quelques euros une abaya ou un foulard. Les parures de mariée sont plus chères mais fascinantes. Je traverse un festival de couleurs et de dessins venus du Proche-Orient.
Une petite faim ? Pas de Mac Donald ni de Quick. Cela tombe bien, je souhaite goûter à d’autres saveurs. Je suis servi : quantité de boulangeries, pâtisseries et magasins de sucreries se succèdent. Dans un resto populaire, je peux me restaurer d’une assiette viande, frites, salade et d’une eau pour 15 euros. Manifestement on est au pays du bon et pas cher.
Une petite bière ? Pas un bistrot n’en vend. Pas de vin ni d’apéro non plus, bien sûr. Le coca n’est concurrencé que par le thé à la menthe. Ou à la rigueur par un café. Je prends place sur une terrasse, à un coin de rue. À côté de moi, deux messieurs me saluent avant de poursuivre leur conversation en turc. Les clients et passants se connaissent, s’interpellent et se font un geste d’amitié. S’embrassent même. En français, en flamand, en arabe, en turc, en d’autres langues peut-être, vous avez dit cosmopolite ?
J’avais souhaité quitter ma Wallonie natale ? C’est fait. Je me trouve dans une sorte de village monde, imprégné de la couleur et de l’art de vivre du Maroc (dont la moitié des habitants sont originaires). Justement, voici deux jeunes. Souriants. L’un vient de terminer sa médecine, l’autre, qui aime bambocher, a pris du retard… Le premier est d’origine marocaine, le second tunisienne. Ils se parlent malgré l’hostilité entre les deux pays ? « Ça, c’est de la politique, me disent-ils. Nous deux, nous nous connaissons depuis l’enfance… Nous sommes belges et nous aimons nous retrouver ici, chez nous, à Molenbeek ».
Cette sorte d’union sacrée de toutes les races et religions autour de la grosse tour ronde de la maison communale semble être le mantra des habitants de ce coin de Bruxelles. « Nous avons mauvaise réputation à l’extérieur, à cause des attentats de Bruxelles et de Paris (NDLR. dont les auteurs étaient originaires de Molenbeek), mais elle ne correspond pas à la réalité. Notre réalité, c’est la convivialité, la chaleur humaine, l’entraide ». Ils disent tous cela, et pourtant le lendemain de mon passage, un homme a été agressé au couteau… Un incident, comme il peut s’en passer ailleurs ? Sans doute. Les habitants préfèrent parler de leur idéale façon d’être. Un restaurant la symbolise. Il s’appelle « La Cassonade » Celui qui y mange paie en sortant non pas son repas, mais celui du convive suivant…
Molenbeek demande à être reconnue capitale européenne de la culture en 2030. En concurrence avec Namur et Leuven. Deux jeunes filles préposées à la promotion de cette candidature m’expliquent : « Nous souhaitons que le regard que le monde porte sur nous change. Nous sommes une ville jeune (40 % de moins de vingt ans), créative, enthousiaste. Et surtout solidaire et généreuse ! » Mais la culture, mesdemoiselles ? « C’est celle du vivre-ensemble ».
Ce soir-là, dans le cadre de la Molenfest, destinée à populariser cette candidature, une cinquantaine de personnes interprètent sur une musique électronique des pas de danse qu’elles ont répétés dans l’après-midi. Ce ne sont pas les ballets russes, mais ce sont ceux de la population du cru, tous genres confondus. On se mêle, on se mixte. De nouvelles expressions s’inventent qui transcendent les différences.
Symbole majeur de cette envie de vivre ensemble : le dimanche 7 septembre, la chaussée de Gand a été fermée au trafic. Et sur 350 mètres de long a été dressée une table interminable où tout qui passait pouvait recevoir à manger gratuitement, chaque communauté locale offrant ses spécialités. Cela s’appelle la « Sadaka », la générosité. « La Sadaka, peut-on lire dans un prospectus, n’est pas un slogan, c’est un mode de vie propre à Molenbeek (…) Nous pensons que l’Europe a besoin de plus de Sadaka. C’est pourquoi nous voulons devenir Capitale Européenne de la Culture en 2030. »
Molenbeek, modèle d’un monde nouveau ? Elle m’apparaît plutôt comme un îlot. Un habitant me demande d’où je viens. De Wallonie ? Où est-ce ? Les Molenbeekois proviennent de 140 pays différents, mais ne savent pas où sont les Ardennes et où passe la Meuse… C’est peut-être là plus que dans l’absence d’un passé prestigieux et d’institutions remarquables que se situe la limite de l’ambition exprimée de devenir capitale culturelle pour représenter la Belgique : le complexe du pré carré, original et distinct du reste du pays.
Au conseil communal, le 27 août 2025, ce complexe est même devenu une revendication. Accusée sur les réseaux sociaux, au nom de la « neutralité du service public », par le MR parce qu’elle porte un foulard, l’échevine Saliha Raiss, qui a exercé les fonctions de bourgmestre pendant les vacances, réagit : « Si des gens portent des tissus, des tentures (…), si on dérange tant que ça, si on ne veut même plus nous voir, la région compte 19 communes. Si à Molenbeek c’est si invivable, changez de bord, allez-y ailleurs, dégagez ! ».
Le mot « dégagez ! », sorti de son contexte, a fait le buzz. La vidéo a même été vue par Elon Musk qui l’a commentée dans un tweet qui a dépassé les 30 millions de vues : « Les Belges doivent quitter la Belgique ! ? C’est fou ! » (Voir sur RTBF Actus du 1er septembre). Ce n’est évidemment pas ce que Saliha Raiss a dit. Elle veut mettre dehors les racistes qui ne supportent pas les musulmans. Mais ce faisant, elle revendique aussi le caractère particulier de Molenbeek, commune imprégnée de culture islamique à la recherche d’harmonie.
Mais il est temps de rentrer. Tram 51 en sens inverse. Sur les innombrables blocs de béton qui se succèdent le long des rails, il est écrit « GAZA ». Cela me rappelle la devanture d’une agence en centre-ville, où des affiches appellent à manifester sa solidarité avec le peuple palestinien, dont le drapeau orne la façade de la maison communale.
J’aurais voulu, en vacances, oublier la politique. Elle m’a rattrapé. Politique nationale, avec le MR (et surtout son président) en embuscade. Politique internationale, avec le conflit à Gaza. Pourtant les gens de Molenbeek m’ont bercé de leur idéal der fraternité. J’en garde le goût du gâteau au miel et du thé à la menthe…