06/12/2024
IX
Saint-Nicolas
Pépé est assis seul dans sa cuisine sur un des deux tabourets qu’il glisse sous la table pour faciliter le passage pendant la journée, surtout quand il rentre des courses. Il attend que son café coule. La cafetière murmure dans le silence. Ça fait longtemps que Pépé n’écoute plus la radio, il ne comprend plus les blagues ou les allusions que font les journalistes qui ont l’âge de Jeanne pour certains. Ça le fait se sentir un peu à côté de la plaque. Il préfère ses vestiges, ses pensées.
Une phrase amusée parcourt à toute vitesse les souvenirs de Pépé : « Il fait tellement froid qu’on dirait que c’est le grand jour de Saint-Nicolas ». Et le rire de Jeanne s’estompe déjà dans le couloir de l’appartement.
Il repense à tous ces matins, année après année, où Jeanne se levait de si bonne heure qu’on avait encore du mal à imaginer l’aube s’ébaucher ; ses pieds dans ses chaussettes glissantes, cavalant sur le parquet cloué. Dans le salon, Pépé passait toute la soirée de la veille à organiser la pièce. Ces merveilles que le Grand Saint – mitre sur la tête et crosse sous son bras comme le chantait Jeanne en boucle et à tue-tête – sortirait du sac de jute accroché à la croupe de son âne et déposerait au pied de la cheminée. Il procédait par étapes, en finissant son verre de vin.
D’abord, Pépé commençait par garnir généreusement, de ses trouvailles glanées la semaine, l’assiette rouge en céramique que Jeanne choisissait toujours dans le buffet du salon. Elle, juste avant d’aller dormir, la déposait au pied de la cheminée et y disposait, pour l’âne, une carotte, un morceau de céleri branche ou boule, et des biscuits secs.
Pépé mettait des jours à collecter toutes les gougouilles que Saint-Nicolas allait offrir à Jeanne. Il cherchait des bonbons colorés dans des jolies boîtes, des chocolats artisanaux ou emballés dans des couleurs criardes. Pépé palpait chaque mandarine, en voulait avec l’épluchure qui s’enlève facilement, pas trop collée à la pulpe mais pas trop peu non plus, avec des belles feuilles et de part et d’autre de la tige s’il vous plaît. Il passait du temps penché sur l’étal du légumier, le dos un peu cassé. Il achetait des noix, des noisettes, des noix de cajou. Commandait, dans la boulangerie de la rue piétonne voisine de son immeuble, des bonshommes au sucre, des spéculoos. Et du cramique pour lui, pour le matin de Saint-Nicolas.
Ce matin froid, du cramique, il n’y en a pas ; il avait oublié, Pépé.
Après avoir garni l’assiette rouge, Pépé buvait cul sec le peket servi maladroitement par Jeanne pour réchauffer Saint-Nicolas. La bouteille verte était lourde et grosse pour ses petites mains, le verre à goutte tout petit, toujours elle le faisait déborder un peu. Ils laissaient les gouttes sur le parquet. Ils s’en foutaient.
Après l’étincelle allumée par le peket, Pépé jetait dans l’évier le café froid qu’il avait patiemment aidé Jeanne à préparer. Trois petites cuillères bombées comme des montagnes, de l’eau, on tapote bien. Jeanne regardait couler le café, Pépé regardait Jeanne regarder couler le café. Il allait bientôt être l’heure d’aller au lit. Pourvu qu’elle ne se réveille pas pendant la nuit.
Ce matin, Pépé se voit, par la porte-fenêtre, regarder son reflet regarder couler le café ; son vieux reflet, un peu passé.
Ensuite, le goût de baies de genévrier toujours sur la langue, et dans la gorge la chaleur de l’alcool, Pépé déballait les jouets, ouvrait les caisses en cartons. Il assemblait les mille pièces d’un bateau de pirates, empilait des cubes en bois, construisait un parcours pour des billes. Il jouait à promener une poupée dans un landau en osier, la coiffait d’un bonnet, lui déposait même un baiser sur ses paupières fermées.
Quand le temps a passé, il ne s’est jamais résolu à ne lui offrir qu’une enveloppe. Il voulait toujours quelque chose de certain, de concret, à déballer. Et même si c’étaient des baskets dorées, un sac à franges en cuir en bandoulière, un smartphone, une théière. Et même si le peket, Pépé devait se le servir seul, et que le verre ne débordait plus, qu’il n’y avait plus ni carotte ni branche ni boule de céleri, l’assiette rouge attendait toujours Jeanne, le matin de Saint-Nicolas.
Sur son tabouret, Pépé mange des biscuits secs qu’il trempe dans son café, totalement perdu dans ses pensées. Derrière la porte-fenêtre, la cathédrale résonne. Il tourne la tête vers les aiguilles dorées et voit, du coin de l’œil, l’assiette rouge au pied de la cheminée.
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